Se situant dans la perspective de la théorie féministe de Judith Butler, cet article montre comment la femme est produite comme l’autre de l’homme dans la théologie du Saint-Siège selon une triple opération d’appropriation, de distanciation et de subordination. Pour la théologie vaticane, le Dieu, qui a aimé le premier, est masculin; l’homme doit concrétiser les deux dimensions du masculin et du féminin afin de réaliser sa pleine humanité; mais la femme trouve son accomplissement complètement dans le féminin. Seule la femme déchue désire s’approprier les caractéristiques masculines. Cette hiérarchisation de la différence sexuelle trouve une double fondation dans la volonté éternelle du Dieu (versant transcendantal) et dans la nature anthropologique de la femme (versant empirique).
Situando-se na perspectiva da teoria feminista de Judith Butler, este artigo mostra como a mulher é produzida como o outro do homem na teologia da Santa Sé, segundo uma tripla operação de apropriação, de distanciamento e de subordinação. Para a teologia vaticana, o Deus, que amou primeiro, é masculino; o homem deve concretizar as duas dimensões do masculino e do feminino para realizar sua plena humanidade; mas a mulher encontra sua complementação entre as mulheres. Somente a mulher decaída deseja se apropriar das características masculinas. Esta hierarquização da diferença sexual encontra uma dupla fundamentação na vontade eterna de Deus (vertente transcendental) e na natureza antropológica da mulher (vertente empírica).
Le Saint-Siège déploie un discours phallocentrique exemplaire. L’impact de celui-ci sur la vie des femmes oblige des théologiennes féministes à continuer d’offrir des analyses critiques de ses textes. Le présent travail fut motivé par la parution de la «Lettre aux Évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde», le 31 mai 2004, un texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi, signé par Joseph Ratzinger, devenu depuis lors le pape Benoît XVI. Je me suis demandé ce que cette lettre apportait de nouveau à la théologie vaticane de la femme déjà connue et, pensai-je, fort bien ficelée. J’ai découvert que la lettre de 2004 construit un lien entre la position du Saint-Siège sur l’homosexualité et celle sur la condition de la femme dans l’Église et dans la société. C’est ce qui m’a amenée à lire ensemble les textes du Vatican sur la femme et les travaux de la théoricienne Judith Butler, qui conviennent particulièrement à cette problématique.
En ce qui concerne le corpus du Saint-Siège, j’ai analysé quelques textes majeurs de Jean-Paul II et de la Congrégation pour la doctrine de la foi, signés par Joseph Ratzinger, ainsi que quelques autres textes officiels, publiés depuis 1987. Les travaux de Judith Butler, théoricienne féministe des États-Unis, apparaissent des plus éclairants et intéressants quand ils sont mis en relation avec ce corpus catholique. La théologie vaticane, l’une des possibilités du système symbolique phallocentrique, offre l’avantage de thématiser, d’expliciter de façon détaillée, plusieurs des éléments cruciaux du phallocentrisme tel que l’analyse notre auteure. Lire Jean-Paul II et Judith Butler ensemble éclaire les deux textes à la fois.
Je procéderai en quatre parties. Après avoir fait ressortir quelques difficultés de lecture du corpus choisi du Saint-Siège, j’aborderai les thèmes du signe de la «femme», de la fondation et de la résistance.
Il faut savoir que la structure de la théologie catholique de la femme qu’a proposée Jean-Paul II correspond à celle qu’avait imaginée Edith Stein dans les années 1930. Celle-ci avait alors innové dans son ouvrage Frauenbildung und Frauenberufe (L’instruction et les professions des femmes). Elle y avait proposé une théorie de la vocation de la femme selon la doctrine catholique, qui n’existait pas encore, dans le but de répondre aux questions soulevées par le féminisme moderne en ce qui concerne les rôles classiques des femmes dans la société. Edith Stein soutenait l’idée d’une contribution des femmes à la société ainsi que la possibilité pour elles d’occuper des postes qui ne leur étaient pas traditionnellement réservés. Il est intéressant de noter que, dans la lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme, de 1988, le texte où Jean-Paul II présente pour la première fois de façon articulée et détaillée sa théologie de la femme, le pontife romain suit d’assez près tant le schéma que le contenu élaborés par Edith Stein, sans toutefois citer ses publications. Soulignons que Jean-Paul II béatifia en 1987, et canonisa en 1998, cette femme juive convertie au catholicisme, qui devint chez les carmélites soeur Thérèse-Bénédicte de la Croix et qui mourut à Auschwitz. Le pontife romain écrivit qu’Edith Stein fut «exemplaire par sa contribution à la promotion de la femme» (Jean-Paul II 1995a: 1)[1].
La théologienne distingue trois ordres de la nature de la femme: l’ordre premier (le paradis), l’ordre déchu (après la chute) et l’ordre de la rédemption (le temps de l’Église). On retrouve cette division tripartite dans Mulieris dignitatem et, en effet, Jean-Paul II énonce, à quelques exceptions près, les mêmes attributs qu’Edith Stein en ce qui concerne la nature de la femme et la nature de l’homme dans le plan divin selon les trois ordres (Couture 1995). Une différence significative surgit cependant entre les auteurs. Quand on compare les deux discours, il y a ce que j’appellerais cette case vide qui désigne le rapport entre l’homme et la femme. Là où Edith Stein parle de «supériorité hiérarchique» de l’homme par rapport à la femme, Jean-Paul II inscrit plutôt le vocable «d’égalité» de l’homme et de la femme (Jean-Paul II 1988: n° 6, 10, 16). Selon Edith Stein, au paradis, l’homme et la femme sont, tous les deux, images de Dieu et appelés à se soumettre humblement à l’ordre imposé par Dieu. L’homme est supérieur à la femme, mais il ne la domine pas. Dans l’ordre premier, il en est un «bon maître», ce qu’il redeviendra, après la chute, dans l’ordre de la rédemption et de l’Église. Jean-Paul II, de son côté, clame, réitère, redit et réénonce ce qu’il appelle l’égalité, l’égale dignité, des sexes dans ses textes sur la théologie de la femme.
Si la Lettre Mulieris dignitatem esquive l’usage des vocables de supériorité ou d’infériorité, ceux-ci refont cependant surface dans divers textes courts, présentés lors d’une série d’audiences générales du pape, en juillet 1994, qui explicitent, entre autres, certains aspects de sa lettre apostolique Sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes, datée du printemps 1994. La femme n’est pas inférieure à l’homme, précise alors Jean-Paul II (Jean-Paul II 1994b, 756, 761). Après avoir assuré qu’en «instituant le sacerdoce ministériel pour les hommes, [Jésus] n’a pas voulu leur conférer une supériorité», le pontife romain poursuit en expliquant que la mission de Marie, le modèle de la dignité des femmes, «qui n’a pas été appelée au sacerdoce ministériel» n’a «pas moins de valeur qu’un ministère pastoral». Il ajoute: elle lui est «même bien supérieure» (Jean-Paul II 1994b: 761, je souligne). L’instance du rapport hiérarchique réapparaît dans une énonciation prévisible puisque la structure du discours n’avait pas changé. Mais la hiérarchie est renversée. La supériorité de l’homme formulée dans les années 1930 fut remplacée par la notion d’une égale dignité dans les années 1980, puis par celle de la supériorité de la mission de la «femme» dans des textes qui donnent les raisons de l’interdiction de l’accès des femmes à l’ordination dans l’Église catholique.
Il n’est pas clair de savoir en quoi le féminin serait supérieur au masculin. À ce sujet, le pape est avare de commentaires dans les textes susmentionnés. S’agit-il d’une supériorité ontologique et immuable voulue par Dieu? Ou le féminin est-il supérieur uniquement selon certains aspects, alors que d’autres caractéristiques masculines seraient supérieures aux féminines, ce qui reconduirait, par un autre chemin, à l’égale dignité des deux sexes dans une réciprocité? De plus, comment concilier les énoncés du pontife romain sur la supériorité de la mission de Marie avec ceux de l’encyclique Redemptoris mater de 1987 où on lit qu’en tant que mère, Marie agit «d'une manière différente mais toujours subordonnée» (Jean-Paul II 1987: n° 38; voir n° 38-41)?
Je m’étais posé ce type de questions à la suite d’une analyse de la lettre encyclique de Jean-Paul II, La splendeur de la vérité: sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église, publiée en 1993. Ma lecture était orientée par la question de savoir où la femme et la symbolique du féminin apparaissent dans ce texte. Des actantes féminines interviennent à quatre reprises dans les cent-vingt numéros que compte La splendeur de la vérité: il y a deux références à des femmes bibliques, dont l’une est sans nom, une mention aux «saintes» de l’Église dans l’expression «les saints et les saintes», ainsi que la référence à Marie, la Mère de Dieu, en conclusion. La thèse de l’encyclique se résume à l’idée qu’il y a un seul commandement évangélique, celui de l’amour du prochain et de Dieu, qui va jusqu’au don de sa propre vie. Pour Jean-Paul II, l’essence de la vie chrétienne s’exprime dans l’amour et dans le don de soi (Jean-Paul II 1993: n° 20, 87). Mais cette attitude correspond précisément à la nature de la femme, voulue par Dieu, selon Jean-Paul II. Elle serait «spécialiste de l’amour» et sa structure d’être correspond au «don désintéressé de soi» (Jean-Paul II 1988: n° 11). Dans La splendeur de la vérité, les femmes en tant qu’actantes sont quasi absentes. Cependant la symbolique du féminin y serait-elle omniprésente, dans le contenu de l’idée principale de l’encyclique? On pourrait se demander si la «femme» ne serait pas dès lors supérieure à «l’homme» sur le plan de l’accomplissement de la vie chrétienne. La théologie catholique de Jean-Paul II féminise-t-elle les exigences essentielles d’une vie authentiquement chrétienne? Être catholique, pour un homme, cela signifierait-il d’avoir à mettre en œuvre des qualités féminines, l’amour et le don désintéressé de soi, qui va jusqu’à donner sa vie? Est-ce qu’une femme catholique, quoique ayant un rôle subordonné aux hommes sur le plan de la direction des instances ecclésiales, serait plus proche, de par sa nature intrinsèque, de réaliser les exigences catholiques sur le plan éthique? Est-ce pour cela que Jean-Paul II peut énoncer, dans le cadre de sa théologie de la femme, que la mission de la femme est supérieure à celle de l’homme? Est-ce la raison pour laquelle il peut renverser la hiérarchie classique qui déterminait encore la théologie de la femme d’Edith Stein dans les années 1930, alors qu’elle y inscrivait tout naturellement que l’homme était un supérieur hiérarchique de la femme dans l’ordre de la création voulue par Dieu?
Jean-Paul II met fin, en 1994, à toute ambiguïté sur le rôle des femmes dans l’Église. Il écrit:
Bien que la doctrine sur l'ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes ait été conservée par la Tradition constante et universelle de l'Église et qu'elle soit fermement enseignée par le Magistère dans les documents les plus récents, de nos jours, elle est toutefois considérée de différents côtés comme ouverte au débat, ou même on attribue une valeur purement disciplinaire à la position prise par l'Église de ne pas admettre les femmes à l'ordination sacerdotale. C'est pourquoi, afin qu'il ne subsiste aucun doute sur une question de grande importance qui concerne la constitution divine elle-même de l'Église, je déclare, en vertu de ma mission de confirmer mes frères (cf. Lc 22,32), que l'Église n'a en aucune manière le pouvoir de conférer l'ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l'Église (Jean-Paul II 1994a: n° 4).
Cette clarification survient alors qu’on tenait les travaux préparatoires de la Quatrième Conférence mondiale des Nations-Unies sur les femmes de Beijing, de 1995, auxquels le Saint-Siège a participé activement. Dans le contexte d’une discussion internationale sur les droits des femmes, le pontife précise dans la même lettre que «la non-admission des femmes à l'ordination sacerdotale ne peut pas signifier qu'elles auraient une dignité moindre ni qu'elles seraient l'objet d'une discrimination» (Jean-Paul II 1994a: n° 3).
On pourrait lire la théologie de la femme de Jean-Paul II comme étant truffée de contradictions. D’une part, dans certains textes consultés, Marie, la Mère de Dieu, a une mission hiérarchiquement supérieure, dans d’autres, elle est subordonnée. D’autre part, la femme semble occuper la première position sur le plan de sa capacité ontologique de répondre aux exigences essentielles de la vie chrétienne, mais elle n’a pas accès aux postes de direction dans la société ecclésiale, ce qui ne saurait pourtant pas être interprété comme une discrimination envers les femmes. Elle serait supérieure, mais subordonnée; elle n’aurait pas accès à des postes clés, mais non discriminée.
Un féminisme a montré le lien entre une glorification, une exaltation, de la femme et sa production comme une autre de l’homme, à lui subordonnée. Dans le but de résoudre les contradictions apparentes ou réelles de la théologie de la femme du Saint-Siège, je proposerai une deuxième analyse de ces textes à partir de quelques (hypo)thèses féministes proposées par J. Butler.
Un féminisme ne peut pas avoir seulement pour objectif l’inclusion des femmes dans un système déjà existant, même s’il ne peut pas ne pas rechercher cette inclusion. Il vise aussi l’expérimentation de nouvelles manières de faire qui contribueraient à fissurer un système qui exclut une subjectivité de femme (Braidotti 1994). Il s’agit aussi de travailler à déconstruire une logique discursive qui continue d’attribuer à la «femme» la position de l’autre de «l’homme» en la produisant comme une subordonnée. Pour le dire avec Judith Butler, là où des femmes ont accédé à une égalité fonctionnelle, le phallocentrisme continue pourtant de les déterminer. «It is not enough to inquire into how women might become more fully represented in language and politics. Feminist critique ought also to understand how the category of ‘women,’ […] is produced and restrained by the very structures of power through which emancipation is sought» (Butler 1999: 5). J. Butler explique que des théoriciennes se sont intéressées à la psychanalyse pour analyser comment la dimension de l’inconscient, en tant que l’un des sites de la matrice phallocentrique du genre, réémerge sur le plan discursif et dévoile l’incohérence du sujet (Butler 1999: 37-38). Une partie du travail de l’auteure a consisté à tenter d’allier, selon une approche féministe, la psychanalyse de Jacques Lacan et l’analytique du pouvoir de Michel Foucault. Je retiendrai, de là, une première orientation de lecture féministe de la théologie de la femme du Saint-Siège. Elle consiste à distinguer, d’une part, les discours qui explicitent la signification de la catégorie de la «femme» selon l’ordre symbolique de la loi du père et, d’autre part, ceux qui portent sur les rôles des femmes dans la vie concrète, et d’éviter d’assumer une nécessaire correspondance entre les deux discours. On entend ici le symbolique au sens de J. Butler: «The symbolic - that register of regulatory ideality […]» (Butler 1993: 18).
Deuxièmement, avec J. Butler, je supposerai que le sujet du discours phallocentrique, «l’homme», représente à la fois le sujet autonome («l’homme») et son autre («la femme»). Il s’approprierait aussi bien le masculin que le féminin dans un discours où la «femme» n’a pas de place comme sujet. Cette lunette, cette manière de lire, donne des résultats particulièrement intéressants et éclairants en ce qui concerne la théologie catholique de la femme. Troisièmement, soutient J. Butler, la fondation du discours qui subordonne le groupe des femmes par voie d’appropriation est la différence sexuelle. J’analyserai cette dimension fondationnelle, dite fondamentaliste par notre auteure, dans la théologie de la femme du Saint-Siège. Quatrièmement, selon J. Butler, on ne peut sortir du phallocentrisme qui structure le langage que nous habitons, mais une résistance féministe est possible sous le mode d’une «réitération» qui vise à déranger l’ordre symbolique. Dans une perspective ludique - et parodique - je voudrais appliquer cette voie à ma situation et proposer une réponse théologique, féminine et féministe, à la théologie de la femme vaticane.
Les auteurs des textes du Saint-Siège placent fréquemment le vocable «femme» entre des guillemets. Jean-Paul II explique qu’il réfère au signe, à ce que J. Butler appelle la catégorie, de la femme. Le pape intervient, précise-t-il, en certains endroits, «du point de vue des principes» ou encore du «point de vue linguistique» (voir Jean-Paul II 1988: n° 25). Il dit se situer au niveau du symbolisme. Il explique que son objet d’investigation est «le paradigme biblique de la ‘femme’» (Jean-Paul II 1988: n° 19, les guillemets sont dans le texte). Son travail consiste en une méditation sur
le mystère de la ‘femme’ qui, depuis les premiers chapitres du Livre de la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, accompagne la révélation du dessein salvifique de Dieu à l'égard de l'humanité (Jean-Paul II 1987: n° 47).
Il est significatif, écrit Jean-Paul II, que, s'adressant à sa Mère du haut de la Croix, [Jésus Christ] l'appelle «femme» et lui dit: «Femme, voici ton fils». D'ailleurs, il avait aussi employé le même mot pour s'adresser à elle à Cana (cf. Jn 2, 4). Comment douter qu'ici spécialement, sur le Golgotha, cette parole n'atteigne la profondeur du mystère de Marie, en faisant ressortir la place unique qu'elle a dans toute l'économie du salut (Jean-Paul II 1987: n° 24).
C’est ainsi que la Bible utiliserait le mot «femme» depuis le début de l’histoire du salut jusqu’à son accomplissement pour désigner un «signe» dont Marie, la Mère de Dieu, représente le sommet et le modèle. Dans le protoévangile, le livre de la Genèse, il est dit que Dieu créa l’homme «homme et femme» (Gn 1, 28); puis, après la chute, Dieu dit «Je mettrai une hostilité entre toi et la femme»; préfigurant la venue de Marie, la deuxième Ève, on lit encore dans le même livre biblique que «le lignage de la femme écrasera la tête du serpent» (Gn 3, 15). Pour Jean-Paul II, «[l]es deux figures de femme: Eve et Marie, se rejoignent sous le nom de la femme. […] Marie assume en elle-même et fait sien le mystère de la ‘femme’ dont le commencement est Eve» (Jean-Paul II 1988: n° 11) et la fin est cette femme «enveloppée de soleil» de l’Apocalypse (Ap 12, 1), (Jean-Paul II 1987: n° 11, 24; 1988: n° 19). Ce ne serait pas un hasard si Jésus s’adresse à Marie, dans l’Évangile, en l’appelant «femme». Il référerait délibérément à ce «signe» dans l’histoire du salut. L’une des tâches de la théologie de la femme du Saint-Siège consiste à expliciter la signification de ce signe.
Selon J. Butler, l’auteur du discours phallocentrique qui décrit prétendument les caractéristiques de l’autre, de la catégorie (du signe) de la «femme», serait plutôt en train d’exposer un versant, une ombre, de ce qu’il est lui-même. Il est éclairant de lire la théologie de la femme à partir de cette indication. Notons d’abord que cette théologie construit, en effet et explicitement, la «femme» comme l’autre de «l’homme». Jean-Paul II la nomme «un autre ‘moi’» (Jean-Paul II 1988: n° 6) en qui est inscrit «le principe d’aide» (Jean-Paul II 1995b: n° 7). Joseph Ratzinger écrit qu’elle est «un autre ‘je’» qui «en son être le plus profond et le plus originaire, existe ‘pour l’autre’» (CDF 2004: n° 6). Cette compréhension est appuyée par les deux versions du récit de la création de l’humain dans la Bible.
Le texte de Genèse 2, 18-25, explique Jean-Paul II, aide à bien comprendre ce que nous trouvons dans le passage concis de Genèse 1, 27-28, et en même temps, si on le lit en lien avec lui, il aide à comprendre plus profondément encore la vérité fondamentale, qui y est contenue, sur l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu comme homme et femme. Dans la description de Genèse 2, 18-25, la femme est créée par Dieu «à partir de la côte» de l'homme, et elle est placée comme un autre «moi», comme un interlocuteur à côté de l'homme qui, dans le monde des créatures animées qui l'entoure, est seul et ne trouve en aucune d'entre elles une «aide» qui lui soit adaptée (Jean-Paul II 1988: n° 6).
Dès l’origine, poursuit Jean-Paul II, dans l’ordre voulu par Dieu, «l'identité essentielle» de la «femme» se définit «par rapport à l'homme» (Jean-Paul II 1988: n° 6).
Puisque nous appliquons la clé herméneutique que l’auteur du discours qui produit la catégorie de «la femme» comme l’autre de «l’homme» représente tout aussi bien le sujet et son autre, nous pourrions lire Jean-Paul II au pied de la lettre quand il énonce que «[l]’homme est créé ‘homme et femme’» (Jean-Paul II 1995b: n° 7). Nous prendrions le pontife romain au mot lorsqu’il écrit que «l'homme ne peut être ‘seul’ (cf. Gn 2, 18); [qu’]il ne peut exister que comme ‘unité des deux’» (Jean-Paul II 1988: n° 7). L’auteur place d’ailleurs le mot homme entre des guillemets, rares signes de ponctuation du côté masculin, dans l’énoncé: «C’est seulement grâce à la dualité du ‘masculin’ et du ‘féminin’ que ‘l’homme’ se réalise pleinement» (Jean-Paul II 1995b: n° 7). Mais qui donc est cet «homme»? Quel est donc ce «signe»? À quoi correspondent ses versants masculin et féminin? Pour répondre à ces questions, on peut partir de la création de Dieu dans l’amour.
L'homme - homme et femme - est le seul être parmi les créatures du monde visible que Dieu Créateur «ait voulu pour lui-même»; c'est donc une personne. Etre une personne signifie tendre à la réalisation de soi […] qui ne peut s'accomplir qu'«à travers un don désintéressé de soi». […] l'homme est appelé à exister «pour» autrui, à devenir un don (Jean-Paul II 1988: n° 7).
L'ordre de l'amour appartient à la vie intime de Dieu lui-même […] L'amour qui est de Dieu se communique aux créatures: «L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous fut donné» (Rm 5, 5). L'appel à l'existence de la femme aux côtés de l'homme («une aide qui lui soit assortie»: Gn 2, 18) dans «l'unité des deux» présente dans le monde visible des créatures des conditions particulières pour que «l'amour de Dieu soit répandu dans les coeurs» des êtres créés à son image. Si l'auteur de la Lettre aux Ephésiens appelle le Christ l'Epoux et l'Eglise l'Epouse, il confirme indirectement par cette analogie la vérité sur la femme en tant qu'épouse. L'Epoux est celui qui aime. L'Epouse est aimée: elle est celle qui reçoit l'amour, pour aimer à son tour (Jean-Paul II 1988: n° 29).
Ainsi, la division du masculin et du féminin émerge de la création de «l’homme» dans le monde matériel. En Dieu, pur esprit, il n’y a pas de séparation. Dieu, esprit et amour, crée «l’homme» en tant que personne, c’est-à-dire comme un être «voulu pour lui-même» et appelé à l’amour dans sa relation à Dieu, aux autres et à lui-même. Mais quand l’amour incréé du Dieu entre dans le monde fini qu’habite l’homme, il se trouve différencié en deux: l’amour donné (le masculin) et l’amour reçu (le féminin).
L’amour donné, d’une part, définit le masculin. Le Dieu, dans la théologie vaticane, demeure pleinement masculin. Si la génération divine, écrit Jean-Paul II, «n'a aucune propriété du corps, ni ‘féminin’ ni ‘masculin’» (Jean-Paul II 1988: n° 8), si le Dieu se situe au-delà du caractère corporel masculin ou féminin, il y a cependant une raison qui justifie de continuer de parler de la paternité du Dieu, plutôt que de sa maternité ou encore d’un éventuel double rôle de paternité et maternité en Dieu. Le Dieu demeure symboliquement masculin, complètement de ce côté, car il a aimé le premier. Il se situe sur le versant de l’amour donné (Jean-Paul II 1988: n° 8). Ainsi en est-il de Jésus Christ.
Le Christ est l'Epoux, écrit Jean-Paul II. Par là s'exprime la vérité sur l'amour de Dieu qui «a aimé le premier» […]. L'Epoux - le Fils consubstantiel au Père en tant que Dieu - est devenu le fils de Marie; «fils de l'homme», vrai homme, au masculin. Le symbole de l'Epoux est du genre masculin (Jean-Paul II 1988: n° 25).
Jésus Christ est masculin. Dieu s’est incarné dans un homme, manifestant qu’il a aimé le premier.
L’amour reçu, d’autre part, définit le féminin, ou ce que Jean-Paul II appelle le «signe» de la «femme».
Lorsque nous disons que la femme est celle qui reçoit l'amour pour aimer à son tour, écrit Jean-Paul II, nous ne pensons pas seulement ou avant tout au rapport nuptial spécifique du mariage. Nous pensons à quelque chose de plus universel […] (Jean-Paul II 1988: n° 29).
Jean-Paul II indique que «la réalité femme-Mère de Dieu» (Jean-Paul II 1988: n° 5) dévoile la signification du féminin. La réflexion sur le féminin commence avec Marie, la Mère de Dieu, qui représente «la plénitude de la perfection de ‘ce qui est caractéristique de la femme’, de ‘ce qui est féminin’» (Jean-Paul II 1988: n° 5). En s’incarnant en Jésus Christ, le Dieu est passé par Marie, la mère de Jésus. Que l’événement de l’incarnation du Dieu dans l’histoire ait pu survenir signifie la possibilité idéale, inatteignable pour nous, mais qui fut une fois atteinte par Marie, d’une relation de «l’homme» tout à fait intime avec Dieu. C’est ainsi que le féminin, pour Jean-Paul II, est le signe d’une union intime avec Dieu. Marie, la Mère de Dieu, a reçu l’amour d’une manière unique et indépassable. Elle représente un signe pour «l’homme». La «réalité femme-Mère de Dieu», ou encore le féminin, représente «l'élévation surnaturelle à l'union à Dieu en Jésus Christ, qui détermine la finalité profonde de l'existence de tout homme tant sur la terre que dans l'éternité» (Jean-Paul II 1988: n° 4).
Cette théologie catholique parle du Dieu comme du «’Différent’ par essence, le ‘Tout-Autre’», avec un grand A (Jean-Paul II 1988: n° 8). Elle construit la «femme» comme l’autre, avec un petit a, le féminin, ce versant de «l’homme» qui consiste en une union intime avec le Dieu qui se produit dans la réception par «l’homme» du don d’amour offert par le Dieu. De l’amour reçu découle le don de sa propre personne, le don désintéressé de soi.
Seule la personne peut aimer, et seule la personne peut être aimée. C'est là d'abord une affirmation d'ordre ontologique dont découle ensuite une affirmation de nature éthique. L'amour est une exigence ontologique et éthique de la personne. La personne doit être aimée, parce que seul l'amour correspond à ce qu'est la personne. Ainsi s'explique le commandement de l'amour, […] placé par le Christ au centre même de l'«ethos» évangélique (Jean-Paul II 1988: n° 29).
L'offrande de soi est la réponse à l'amour d'une personne […] (Jean-Paul II 1987: n° 45).
«La personne doit être aimée», voilà une dimension essentielle de «l’homme». S’il n’était pas aimé, «l’homme» ne pourrait pas se réaliser lui-même. De plus, sans la capacité de recevoir l’amour de Dieu, il n’y aurait pas la possibilité d’accueillir celui-ci. Tant dans le domaine des relations humaines que de la relation à Dieu: pour la personne, l’amour reçu est une dimension essentielle de «l’homme».
C’est pourquoi
[t]ous les êtres humains - les hommes comme les femmes - sont appelés à être l'«Epouse» du Christ, Rédempteur du monde. Ainsi le fait d'«être épouse», et donc le «féminin», devient le symbole de tout l'«humain». […] on peut dire que l'analogie de l'amour sponsal […] rapporte ce qui est «masculin» à ce qui est «féminin», étant donné que, comme membres de l'Eglise, les hommes sont également inclus dans le concept d'«Epouse» (Jean-Paul II 1988: n° 25), ou encore,
[l]a «femme» est la représentante et l'archétype de tout le genre humain: elle représente l'humanité qui appartient à tous les êtres humains, hommes et femmes (Jean-Paul II 1988: n° 4).
En ce qui concerne la relation à Dieu, l’amour reçu comporte diverses dimensions: l’écoute de la Parole de Dieu, l’accueil du mystère de la grâce, la réponse au don de Dieu par le don de soi-même. Pour le dire avec les mots de Jean-Paul II, il ouvre «en l'homme l'espace intérieur dans lequel le Père éternel peut nous combler» (Jean-Paul II 1987: n° 28). C’est dans cette perspective que Jean-Paul II parle du «caractère ‘prophétique’ de la femme dans sa féminité». Elle évoque l’amour reçu: «l'amour avec lequel tout homme est aimé de Dieu en Christ» (Jean-Paul II 1988: n° 29). Elle est «signe de l'Alliance avec Dieu qui ‘est esprit’»: de «la profonde ‘écoute de la parole du Dieu vivant’ et [de] la disponibilité à ‘garder’ cette parole» (Jean-Paul II 1988: n° 19).
Selon cette lecture, le masculin et le féminin correspondent aux deux versants de la personne, de «l’homme», de l’amour créé par l’Esprit incréé: celui donné et celui reçu. On comprend la valeur insigne de la dimension de l’amour reçu en tant que condition de l’accueil de l’amour du Dieu. Il est archétype. Il a un caractère prophétique. On situera la glorification du féminin de cette théologie catholique dans ce contexte théologique.
Tout ceci, dans son ensemble, énoncerait la subjectivité de «l’homme», avons-nous dit. Ma prochaine question est de savoir où loge la subjectivité de la femme dans un tel système? Judith Butler soumet une (hypo)thèse qu’elle situe par rapport aux propositions de Simone de Beauvoir et de Luce Irigaray. Pour la première, la subjectivité de la femme occupe la place de l’Autre à l’intérieur du système symbolique; pour la deuxième, elle répond à une autre logique et loge en extériorité par rapport à l’ordre langagier du père, c’est-à-dire tant par rapport au sujet qu’à son autre. J. Butler propose de situer la subjectivité de la femme ni complètement en dedans ni totalement en dehors du système symbolique. Elle ne peut émerger de l’intérieur du système, car l’autre n’y est pas sujet, ne l’a jamais été et n’occupe pas une fonction qui pourrait l’amener à le devenir. Le problème de la vision de Simone de Beauvoir, selon J. Butler, est de supposer une subjectivité de la femme qui précéderait la loi symbolique du père et qui aurait suffisamment de consistance en elle-même pour sa propre mise en œuvre de sorte que des femmes auraient la possibilité de se faire elles-mêmes en déconstruisant la position de l’Autre à elles assignée. Une telle subjectivité de femme, libre par rapport au système symbolique, n’existe pas, selon notre auteure. La vision de Luce Irigaray rencontrerait le même écueil en ce qui concerne la possibilité de loger en extériorité à ce que J. Butler appelle «la matrice du genre» (Butler 1999: 39). Mon intérêt ne consiste pas à discuter l’interprétation par J. Butler des théories de Simone de Beauvoir et de Luce Irigaray, mais à faire ressortir la problématique des rapports entre une possible subjectivité de femme et l’ordre symbolique phallocentrique. Voilà une question cruciale en théorie féministe. J. Butler l’énonce comme la question de l’articulation de la «matrice du genre» et du sujet (Butler 1993: 8). Si l’on ne peut sortir de cette (matrice d’)intelligibilité, l’identité ne peut que se forger par les concepts de sexe, de genre et de sexualité. La question est de savoir comment cela se passe. Comment analyser la «matrice du genre» en tant que construction? Comment comprendre le lien entre celle-ci et une éventuelle subjectivité de femme? J. Butler développe une image selon laquelle le sujet ne précède pas la construction, pas plus que la construction ne précède le sujet, mais il se produirait un «processus de réitération» par lequel des sujets et des actions surgissent dans un même temps. Ainsi des sujets-femmes agissent selon leur genre. Dans cette action, leur subjectivité et la matrice de genre adviennent. «There is no power that acts, but only a reiterated acting that is power in its persistence and instability» (Butler 1993: 9). Une résistance à l’ordre phallocentrique serait possible, selon J. Butler, dans une réitération de lignes de force de la matrice du genre qui peut déstabiliser, déranger, le système dont on ne peut sortir (Butler 1993: xiv).
La théoricienne parle d’un «fondamentalisme de la différence sexuelle» (Butler 1999: viii). Les catégories de l’identité sont fondationnelles, explique notre auteure, telles la dualité du sexe, le genre, le corps, le désir (Butler 1999: xxix). Elles produisent du naturel, du réel. Dans ce processus, nous prenons les effets pour des fondations. «Gender proves to be performative […] gender is always a doing. […] There is no gender identity behind the expressions of gender; that identity is performatively constituted by the very ‘expressions’ that are said to be its results» (Butler 1999: 33). Les effets, c’est ce que nous sommes devenus comme femmes et comme hommes de chair en tant que résultat d’une performativité, exercée par nous, du système langagier phallocentrique. Nous prenons assez spontanément les corps, forgés, que nous sommes devenus, pour les fondations. La matérialité serait un effet stabilisé de pouvoir, un effet de fixité, de continuité de la performativité de la matrice du genre (Butler 1999: 9). Les corps des femmes et des hommes, comme effets, sont ici compris comme une articulation de matérialité et de subjectivité.
J. Butler aborde le genre comme Foucault a abordé le sexe. Ce dernier a analysé le sexe comme un point idéal, jamais atteignable, produit par les formations de savoirs et de pouvoirs au sein du dispositif de la sexualité. J. Butler écrit: «The ‘being’ of gender is an effect, an object of a genealogical investigation that maps out the political parameters of its construction in the mode of ontology» (Butler 1999: 43). Une tradition discursive du phallocentrisme fonde la «matrice du genre» sur l’effet de réel de la différence sexuelle. Ainsi le résultat, c’est-à-dire la consolidation du genre dans des corps, devient la cause, le fondement. Il y aurait un renversement à opérer entre ce qui nous apparaît spontanément comme les effets et les fondations de la «matrice du genre» (Butler 1999: 189).
J’aborderai l’idée d’un renversement éventuel entre les effets et les fondations de la matrice du genre sous deux aspects dans la théologie de la femme du Saint-Siège: d’abord, celui du rapport entre l’ordre symbolique et les rôles des femmes dans l’Église et dans la société; ensuite, celui de la légitimation du discours.
Si la dignité de la femme témoigne de l'amour qu'elle recoit pour aimer à son tour, écrit Jean-Paul II, le paradigme biblique de la «femme» semble montrer aussi que c'est le véritable ordre de l'amour qui définit la vocation de la femme elle-même. Il s'agit ici de la vocation dans son sens fondamental, on peut dire universel, qui se réalise et s'exprime par les «vocations» multiples de la femme dans l'Eglise et dans le monde (Jean-Paul II 1988: n° 30).
Cet énoncé construit un lien entre le signe de la «femme» dans l’histoire du salut et les vies concrètes des femmes de chair qui se déploieront dans la multiplicité. Les femmes de chair auront à correspondre au féminin tel qu’il est défini par le système symbolique. Vers la fin de Redemptoris mater, Jean-Paul II évoque que la
[…] dimension mariale de la vie chrétienne prend un accent particulier en ce qui concerne la femme et la condition féminine. […] C'est là un thème que nous pourrons approfondir en une autre occasion (Jean-Paul II 1987: n° 42).
Le symbolisme marial, dit Jean-Paul II, a des conséquences sur la compréhension de la condition des femmes dans l’Église et dans la société. Il faut noter que le texte sur le symbolisme de Marie, la mère du Dieu, compte parmi les encycliques de Jean-Paul II. Celles-ci ont pour but d’exposer la doctrine catholique sur les principaux thèmes de la théologie catholique. La lettre Mulieris dignitatem paraît l’année suivante. Il s’agit, cette fois, d’une lettre apostolique, ce qui signifie qu’elle a pour but d’exposer un aspect particulier de la doctrine pour un groupe spécifique de croyants. Elle s’adresse au groupe des femmes et aborde, plus spécifiquement, leurs rôles ecclésiaux et sociaux, en conséquence de la théologie symbolique. Dans le passage d’une forme de document officiel à un autre, on aura traversé la frontière entre le discours sur le paradigme de la «femme» dans l’histoire du salut et une série de déclarations sur les fonctions réservées aux femmes de chair. Les auteurs de la théologie catholique de la femme franchissent partout la limite entre les deux discours. D’une part, on trouve nombre d’injonctions en ce qui concerne les vies des femmes dans Redemptoris mater. D’autrre part, Mulieris dignitatem développe de longs discours sur le symbolisme féminin. Jean-Paul II construit un chemin de traverse entre ces deux discours, qu’il franchit à de nombreuses reprises, dans les deux sens, et tout naturellement.
On peut donc affirmer, écrit-il, qu'en se tournant vers Marie, la femme trouve en elle le secret qui lui permet de vivre dignement sa féminité et de réaliser sa véritable promotion. A la lumière de Marie, l'Eglise découvre sur le visage de la femme les reflets d'une beauté qui est comme le miroir des sentiments les plus élevés dont le cœur humain soit capable: la plénitude du don de soi suscité par l'amour; la force qui sait résister aux plus grandes souffrances; la fidélité sans limite et l'activité inlassable; la capacité d'harmoniser l'intuition pénétrante avec la parole de soutien et d'encouragement (Jean-Paul II 1987: n° 42).
L’opération nécessite un effet d’uniformité du genre afin de consolider le réel du groupe des femmes (Butler 1999: 42). Un système symbolique phallocentrique procède du même coup aux opérations d’appropriation de l’autre («l’homme» se définit par l’autre, il a à assumer ce versant de sa subjectivité), de distanciation de l’autre (l’autre se mue en un groupe de personnes distinctes) et de subordination de l’autre (ce groupe peut en venir à occuper des fonctions de service; dans la théologie catholique, la femme est une aide pour l’homme).
La force morale de la femme, sa force spirituelle, rejoint la conscience du fait que Dieu lui confie l'homme, l'être humain, d'une manière spécifique. Naturellement, Dieu confie tout homme à tous et à chacun. Toutefois cela concerne la femme d'une façon spécifique - précisément en raison de sa féminité - et cela détermine en particulier sa vocation. […] La femme est forte par la conscience de ce qui lui est confié, forte du fait que Dieu «lui confie l'homme», toujours et de quelque manière que ce soit, même dans les conditions de discrimination sociale où elle peut se trouver. […] la «femme vaillante» (cf. Pr 31, 10) devient un soutien irremplaçable et une source de force spirituelle pour les autres qui se rendent compte de l'énergie considérable de son esprit. A ces «femmes vaillantes» sont très redevables leurs familles et parfois des nations entières (Jean-Paul II 1988: n° 30).
En dépit de son opposition farouche à l’homosexualité, ceci fait ressortir que le Saint-Siège participe à une tradition discursive du phallocentrisme qui établit ce qu’on appelle, pour reprendre un terme de Luce Irigaray, une «hommo-sexualité». Il s’agit d’un système communautaire d’échanges entre des «hommes» fondé sur la production d’un autre sujet, la «femme». Les relations de réciprocité entre les hommes reposent sur des relations de non-réciprocité entre les hommes et les femmes et sur des non-relations entre les femmes. Quand, en référence au danger du totalitarisme, Jean-Paul II écrit que «[s]i la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe […] sans considération du droit des autres» (Jean-Paul II 1993: n° 99, je souligne), il faut comprendre que le système symbolique de la théologie vaticane réfère ici au droit de l’homme occidental. Gayatri C. Spivak nous a appris que la structure du discours (néo)colonialiste fait reposer l’autonomie du sujet sur une construction de l’autre. Celle-ci est soit la femme (l’énoncé à ce sujet est explicite dans le discours), soit la subalterne («native informant»), occultée dans le discours (Spivak 1999).
Procédant ainsi par voie d’appropriation, de distanciation et d’intrumentalisation tout à la fois, le langage phallocentrique est une épistémologie, une stratégie de domination qui procède par mise en opposition du «je» et de son «autre». Cette opération, une fois accomplie, produit «une série de questions artificielles» sur la nature et les rôles de l’autre (Butler 1999: 183). L’établissement du «je» dans une telle opposition nécessite de réifier l’opposition comme étant naturelle. On fait apparaître l’identité comme substantielle et naturelle, le «je», mais il s’agit d’un effet de l’ensemble de l’opération qui n’est rien d’autre qu’une pratique discursive contingente, une possibilité parmi d’autres (Butler 1999: 184).
Ceci nous amène au deuxième aspect du renversement entre les effets et la fondation de la matrice du genre. Dans Mulieris dignitatem, Jean-Paul II légitime sa vision du signe de «femme» par le fait de la nature physique des femmes appelée à la maternité (Jean-Paul II 1988: n° 18). Dans Les mots et les choses, Michel Foucault articule les deux approches interreliées qui ont construit les savoirs de l’anthropologie moderne: la justification empirique, d’une part, et celle transcendantale, d’autre part, que l’on peut résumer par la dualité épistémologique empirico-transcendantale. Les modes de légitimation de la théologie vaticane s’inscrivent, à mes yeux, dans cette double voie selon la dite correspondance de la loi divine (la révélation de Dieu, interprétée avec certitude par les autorités ecclésiales) et de la loi naturelle (les structures de l’être humain). Du côté transcendantal, on aura repéré un fondamentalisme biblique de la théologie vaticane, premièrement, en ce qui concerne l’interprétation du texte de Genèse sur la création de l’homme comme homme et femme. J’entends par fondamentalisme l’articulation d’une vérité fixe, d’une identité fixe et d’une autorité fixe pour l’interprétation des deux premières. Du côté empirique, on peut souligner, avec Judith Butler, un fondamentalisme de la différence sexuelle. La théologie vaticane fonde, deuxièmement, sa théologie de la femme, sur la nature anthropologique (biologique, physique, psychique) de la femme. Elle érige sa matrice du genre sur la volonté éternelle de Dieu, d’une part, et sur la nature observable des personnes, d’autre part, les contenus des deux, en ce qui concerne les sexes, étant conformes l’une à l’autre.
Dans la lettre de 2004 de la Congrégation pour la doctrine de la foi, signée par Joseph Ratzinger - qui occupait alors le poste de préfet de cette congrégation - le Saint-Siège affirme que certaines caractéristiques biologiques de la nature humaine s’imposent, sur le plan de l’anthropologie, «de manière absolue». Il critique des tendances qui reposent sur «la tentative humaine de se libérer de ses conditionnements biologiques» (CDF 2004: n° 3). Parmi ces tendances, J. Ratzinger pointe une certaine idéologie féministe qui veut libérer la femme «de tout déterminisme biologique» en recourant à la catégorie de «genre» comme à une différence culturelle entre les sexes à construire, dans la liberté, d’après différentes modalités (CDF 2004: n° 2-3). Il précise qu’il faut interpréter le sexe comme «la différence corporelle» (CDF 2004: n° 2). Dans la même lignée, on lit dans les Réserves du Saint-Siège à la Plate-forme d’action de la Conférence de Beijing sur les femmes: «le terme ‘sexe’, tel que l’entend le Saint-Siège, procède de la distinction biologique entre l’homme et la femme» (Saint-Siège 1995: paragraphe 30).
Quelle sont les caractéristiques des corps des femmes? L’identité féminine serait «liée à sa capacité physique de donner la vie» (CDF 2004: n° 13). Dans le passage que le Saint-Siège opère entre l’ordre symbolique et ses conséquences en ce qui concerne les injonctions normatives faites aux personnes qui appartiennent au groupe des femmes, l’aspect de la maternité occupe la position centrale. Les femmes auront soit un rôle de la maternité physique, soit celui de la maternité spirituelle. Dans l’un comme dans l’autre cas, elle existe pour l’autre, ayant reçu l’amour pour le donner à son tour. «L’homme» doit déployer la dimension féminine de l’amour reçu, mais il n’a pas à être une mère. S’il doit être aimé pour développer son potentiel humain, il le sera en premier lieu par une femme, sa mère humaine.
Il faut noter que la théologie vaticane admet quelque évolution et une certaine variété des rôles des femmes, «pourvu que cette diversité n’ait pas été imposée arbitrairement mais soit l’expression de ce qui est propre à la nature d’homme et de femme» (Jean-Paul II 1995b et Saint-Siège 1995: paragraphe 33). Ce discours est critique de la théorie, dite «constructioniste», selon laquelle le «genre» serait indépendant de l’identité sexuelle et selon laquelle «[l]es genres masculin et féminin seraient exclusivement le produit de facteurs sociaux, sans aucune relation avec la dimension sexuelle de la personne» (CPF 2000: n° 8).
Au contraire, affirme le Saint-Siège,
dans un processus d’intégration correct et harmonieux, l’identité sexuelle et l’identité du genre se complètent […]. La catégorie d’identité sexuelle du «genre» (gender) est […] d’ordre psycho-social et culturel. Elle se fond harmonieusement avec l’identité sexuelle, d’ordre psycho-biologique, lorsque l’intégration de la personnalité s’accompagne de la reconnaissance de la plénitude de la vérité intérieure de la personne, unité d’âme et de corps (CDF 2000: n° 8).
«Est-ce que le sexe est au genre ce que le féminin est au masculin?» («Is sex to gender as feminine is to masculine?», Butler 1993: 4), demande Judith Butler. Une tradition discursive phallocentrique, à laquelle appartient la théologie catholique de la femme, construit le sexe comme ce qui n’est pas construit, comme un donné, biologique et naturel («natural, anatomical, chromosomal, or hormonal», Butler 1999: 10), comme la fondation prédiscursive de la «matrice du genre». Le «sexe» est construit «comme le radicalement non construit» («as the radically unconstructed», Butler 1999: 11).
La lettre de Joseph Ratzinger de 2004 paraît au sein de débats civils sur le mariage des personnes homosexuelles. Saturée de renvois aux publications de Jean-Paul II, le texte se situe en continuité avec la théologie de la femme de Jean-Paul II, mais son idée principale est légèrement décalée par rapport à cette dernière qui porte, comme on l’a vu, sur le signe de la «femme» dans l’histoire du salut et sur ses conséquences en ce qui concerne la condition des femmes. La lettre de 2004 défend plutôt la thèse de «la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, dans la reconnaissance de leurs différences» (CDF 2004: n° 1). Un an plus tôt, dans un texte de la même Congrégation pour la doctrine de la foi, intitulé Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles et signé également par le préfet Joseph Ratzinger, on lit que «la complémentarité des sexes» est «une vérité évidente», qu’on «ne peut effacer de l’esprit humain [la] certitude» de l’existence de «deux personnes de sexe différent» (CDF 2003: n° 2).
Dans la perspective de J. Butler, la différence sexuelle n’a rien d’évident. Elle occupe la position d’un effet, non celle d’une fondation. Le système phallocentrique est fondamentaliste, selon J. Butler, parce qu’il est fondé sur les corps que sont devenus des femmes et des hommes de chair comme effets du langage phallocentrique. On peut appliquer les trois éléments susmentionnés d’un fondamentalisme à celui des sexes: une vérité fixe, une identité fixe et une autorité fixe qui définit les deux premières, l’autorité étant ici le langage phallocentrique que nous habitons. Ce fondamentalisme des sexes nous traverse. Pour le briser, il faut dénaturaliser la différence sexuelle.
Dans le cadre de la théologie catholique de la femme, le sujet masculin doit concrétiser le masculin et le féminin. On ne trouvera pas la réciproque. Des femmes de chair seront femmes et le resteront complètement dans la féminité. Jean-Paul II explique que seule la femme déchue, celle qui vit sous le signe du péché, cherche à s’accaparer des caractéristiques masculines. Le pontife romain a raison de signaler que «[n]ous touchons ici un point extrêmement délicat dans le domaine de ‘l'ethos’ inscrit dès l'origine par le Créateur» (Jean-Paul II 1988: n° 10). Prenant le contre-pied d’une éventuelle critique féministe, Jean-Paul II se défend bien de renforcer par sa théologie symbolique la domination structurelle de l’homme sur la femme. Son discours contribuerait, au contraire, à ce qu’il appelle «la grande marche de la libération de la femme» (Jean-Paul II 1995b ; Saint-Siège 1995). Celle-ci se produit, selon le Saint-Siège, par une reconnaissance de plus en plus grande de la contribution spécifique de la femme, à partir de ses caractéristiques féminines, dans l’histoire, dans l’Église et dans la société. L’Église participerait à la libération de la femme en reconnaissant davantage qu’auparavant ses potentialités et ses œuvres particulières. Le problème, dont Jean-Paul II est bien conscient, c’est qu’il nous faut comprendre et accepter, explique-t-il, que la conséquence de la chute fut «plus grave pour la femme» (Jean-Paul II 1988: n° 10). Elle consiste, précisément, en la domination de l’homme sur la femme et dans le fait que celle-ci devienne «objet de discrimination pour le seul fait d'être femme» (Jean-Paul II 1988: n° 10). Voilà, en effet, un point délicat, pour reprendre le terme du pontife. Il signifie que l’homme ne domine pas la femme à cause d’un système social, patriarcal, historique, que l’on peut changer, mais parce qu’il s’agit de la structure relationnelle des rapports entre l’homme et la femme, après la chute, décidée «par le Créateur». Le Saint-Siège (sur)naturalise ainsi la domination de l’homme sur la femme. Il la ramène à un état de fait insurmontable du destin humain:
[l]a juste opposition de la femme face à ce qu'expriment les paroles bibliques «lui dominera sur toi» (Gn 3, 16) ne peut sous aucun prétexte conduire à «masculiniser» les femmes. La femme ne peut - au nom de sa libération de la «domination» de l'homme - tendre à s'approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre «originalité» féminine. Il existe une crainte fondée qu'en agissant ainsi la femme ne «s'épanouira» pas mais pourrait au contraire déformer et perdre ce qui constitue sa richesse essentielle. […] [elle] doit donc envisager son épanouissement personnel, sa dignité et sa vocation, en fonction de ces ressources, selon la richesse de la féminité qu'elle a reçue le jour de la création et dont elle hérite comme une expression de l'«image et ressemblance de Dieu» qui lui est particulière (Jean-Paul II 1988: n° 10).
Les femmes de chair sont femmes entièrement dans la féminité. Cela se produit également quand elles œuvrent, à l’extérieur de la famille, dans le domaine social, où elles doivent intervenir sous ce signe et où leurs rôles consistent à y insérer de l’amour selon la dimension féminine du don désintéressé et de l’éducation à la paix dans une guise d’attention à l’autre pour l’autre. Elles mettent alors en œuvre «une autre dimension de ‘l’aide’ - différente de la dimension conjugale» (Jean-Paul II 1995b: n° 10), c’est-à-dire qu’elles concrétisent, dans leurs tâches sociales, en dehors de la famille, la dimension de la «maternité spirituelle» plutôt que celle de la «maternité physique».
Le divin, avons-nous vu, est totalement, uniquement, masculin car Dieu a aimé le premier. Les hommes de chair réalisent pleinement leur humanité en assumant les versants masculin et le féminin de l’ordre symbolique. Les femmes de chair réaliseront intégralement leur humanité en assumant seulement les caractéristiques féminines (à moins qu’elles ne demeurent dans l’ordre déchu dans lequel elles désirent s’approprier les qualités masculines). On retrouve, en fin de compte, le schéma hiérachique qui subordonne le féminin au masculin, Dieu étant masculin, l’homme, masculin et féminin, et la femme, féminine.
Je suggère de résoudre, à partir de cette logique interne de la théologie catholique de la femme, les apparentes contradictions relevées au début du parcours. D’une part, la mission de Marie est à la fois supérieure et subordonnée, en effet. Elle est supérieure car le féminin représente l’archétype de «l’homme» qui ne peut vivre sans l’amour reçu ni sur le plan de la réalisation de soi, ni sur le plan de la relation à Dieu. Mais elle demeure subordonnée puisque le Dieu (et le Christ) a aimé le premier; Marie arrive en deuxième, le féminin ne pouvant se réaliser que dans un féminin subordonné au masculin. D’autre part, les femmes de chair n’ont pas accès à l’ordination sacerdotale, mais cela ne constitue pas une discrimination, selon la logique interne de cette théologie. Car la condition pour qu’il y en ait est soit qu’une action ne corresponde pas à une loi juste, soit qu’elle relève d’une loi injuste. (Par exemple, en référence à d’éventuelles législations civiles sur le mariage homosexuel, J. Ratzinger explique aux évêques qu’il «faut s’abstenir de toute forme de coopération formelle à la promulgation ou à l’application de lois si gravement injustes», CDF 2003: n° 5). Dans la présente instance, la loi symbolique situe du côté du masculin Jésus Christ et les apôtres appelés par lui dans l’Évangile ainsi que les ministres ordonnés dans le temps de l’Église. Elle constitue une loi juste. Voilà pourquoi elle ne discrimine pas, même si elle subordonne. Jean-Paul II explique la non admission des femmes au ministère ordonné par la symbolique du masculin et du féminin dans l’histoire du salut.
En n'appelant que des hommes à être ses Apôtres, le Christ a agi d'une manière totalement libre et souveraine. Il l'a fait dans la même liberté avec laquelle il a mis en valeur la dignité et la vocation de la femme par tout son comportement, sans se conformer aux usages qui prévalaient ni aux traditions que sanctionnait la législation de son époque. C'est pourquoi l'hypothèse selon laquelle il aurait appelé des hommes comme Apôtres en se conformant à la mentalité répandue en son temps ne correspond pas du tout à la manière d'agir du Christ. […] Nous nous trouvons au centre même du mystère pascal qui révèle pleinement l'amour sponsal de Dieu. Le Christ est l'Epoux […] il «aima jusqu'à la fin» (Jn 13, 1). […] Si le Christ, en instituant l'Eucharistie, l'a liée d'une manière aussi explicite au service sacerdotal des Apôtres, il est légitime de penser qu'il voulait de cette façon exprimer la relation entre l'homme et la femme, entre ce qui est «féminin» et ce qui est «masculin», voulue par Dieu tant dans le mystère de la Création que dans celui de la Rédemption. Dans l'Eucharistie s'exprime avant tout sacramentellement l'acte rédempteur du Christ-Epoux envers l'Eglise-Epouse. Cela devient transparent et sans équivoque lorsque le service sacramentel de l'Eucharistie, où le prêtre agit «in persona Christi», est accompli par l'homme. C'est là une explication qui confirme l'enseignement de la Déclaration Inter insigniores, publiée sur mandat de Paul VI pour répondre aux interrogations suscitées par la question de l'admission des femmes au sacerdoce ministériel (Jean-Paul II 1988: n° 26).
Dans cette instance de l’explication de la non-admission des femmes à la prêtrise, la transposition de la loi symbolique (sa division du masculin et du féminin), voulue par le Dieu, dans le monde de la chair des hommes et des femmes ne fait pas vrai pour un grand nombre de personnes. Au sein du débat de la non-admission des femmes à la prêtrise, on dit assez couramment que le Saint-Siège impose d’autorité une ligne de conduite sans être capable de la justifier rationnellement - théologiquement. On ne peut pas ne pas noter que les charges des ministres dans l’Église correspondent aux postes de direction de l’institution. J’analyser le fait que l’explication symbolique de Jean-Paul II ne fasse plus vrai sur ce sujet comme une des fissures du système phallocentrique.
Selon J. Butler, on ne peut construire une subjectivité en extériorité à la matrice phallocentrique du genre, mais des sujets peuvent la réitérer d’une manière qui la déstabiliserait. La présente lecture vise ce type de déstabilisation. La citation, telle que je l’ai utilisée, vise à déstabiliser un faire vrai. Il s’agit de mettre en question l’effet de réel (fondamentaliste) de la différence sexuelle.
Sur le plan théologique, on pourrait reproduire en la détournant une opération de la théologie vaticane de la femme. Celle-ci nomme le Dieu au masculin à partir de l’identité forte d’un sujet masculin qui a approprié le féminin. Elle produit ce que nous pourrions appeler, avec J. Butler, une inscription comme une incision du signifiant masculin sur le corps donné des femmes (Butler 1999: 188). De la position de non-sujet-femme ne pourrait-on pas procéder, dans un mouvement inversé, à une inscription comme une incision d’un féminin dans le divin et dire et prier la Dieue chrétienne, avec un e? Une manière de mettre en œuvre une performativité de la matrice du genre (Butler 1997), serait de l’appuyer sur l’identité impossible de la «femme» dans sa diversité, les femmes brunes, noires et blanches, pour mener une lutte collective. On sait que cette identité collective n’existe pas. Sis à la frontière d’une possibilité, un féminisme peut construire ainsi une sujectivité par l’introduction stratégique d’un élément féministe-féminin dans la formation discursive du phallocentrisme. Je propose de comprendre ainsi le symbole théologique de la Dieue chrétienne. L’ajout de la voyelle e, la marque du féminin grammatical en français, à la fin du mot Dieue, insère une (possible) sujectivité féministe dans la catégorie linguistique qui supporte un système.
La théologie vaticane énonce le Dieu, avec un u, au masculin, à partir d’une identité fixe de «l’homme» qui a approprié le féminin et subordonné le groupe des femmes de chair. Une réponse théologique à cette opération ne pourrait-elle pas consister à nommer la Dieue, avec un e, au féminin, comme une énonciation qui réitère une ligne de force de la matrice phallocentrique (un dire Dieu) en la déstabilisant, à partir d’une subjectivité (qui émerge ainsi en même temps qu’elle n’existe pas) de femme (d’une subjectivité féministe), comme le vocable pour ce temps que nous habitons, un entre-temps, un temps de déconstruction du phallocentrisme et de son fondamentalisme de la différence sexuelle?
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[*] Denise Couture est professeure à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Elle enseigne l’histoire de la théologie chrétienne au 20e siècle, l’éthique théologique et la théologie féministe. Elle est membre de la collective féministe et chrétienne L’autre Parole, au Québec, qui propose un discours théologique alternatif pour des femmes et qui crée des célébrations féministes. En 1999, elle a fondé, à Montréal, un groupe de femmes féministes et interspirituelles dont les membres appartenaient à une dizaine de traditions religieuses et spirituelles différentes. Ses principales recherches portent sur la théologie féministe et sur l’interspiritualité.
[1] Sauf indication contraire, lorsqu’il y a un soulignement dans une citation, l’extrait était souligné dans le texte.
[2] On trouvera les grands textes officiels du Saint-Siège sur le site Internet de l’institution.