L’association de la femme à l’encadrement des enfants et des autres femmes est pour l’instant le modèle dominant au sein des Églises pentecôtistes africaines, parfois associé au rôle de «femme de pasteur», un statut respecté mais sans véritable autorité. L’autre modèle associe les femmes à la guérison, dans certaines Églises où elles parviennent à se créer des espaces d’autonomie inédits, en tant que «prophétesses», et à asseoir leur influence, indépendamment des dirigeants masculins. Les femmes semblent ainsi avoir «les privilèges sans le pouvoir», selon l’expression de B. Jules-Rosette[1]. Leur rôle se traduit le plus souvent par le simple déplacement de leurs compétences domestiques dans le cadre de l’Église. Si l’on admet que le portrait du nouveau migrant africain en Europe est aujourd’hui «une femme jeune, éduquée et autonome», selon les termes de J. Barou[2], comment les relations de genre, qui sont autant de prescriptions religieuses, s’accommodent-elles des libertés accordées dans les pays européens, notamment aux femmes? Certaines d’entre elles, parmi les plus jeunes, s’accordent des marges de manœuvre subtiles en tension avec la fidélité à leur appartenance religieuse et à l’autorité pastorale.
Mots clés: femmes, pouvoir, pentecôtisme africain, migration, guérison, délivrance.
Woman’s association with the training of the children and other women is currently the dominant model within African Pentecostal Churches. It is sometimes associated with the role of "Pastor’s Wife", a respected status but without true authority. Women seem to have "privileges without power", according to the expression of B. Jules-Rosette. Their role generally reflects simply the displacement of their domestic competences within the framework of the Church. Given the portrait of the new African migrant in Europe today as "a young, educated, and autonomous woman ", according to J. Barou, how are gender relations (which are effectively religious regulations: dress codes, sexual division of church space) adapted to the freedoms granted in the European countries, in particular to women? Some of these women, especially the younger ones, achieve subtle spaces of freedom for manoeuvring, in tension with their religious membership and male pastoral authority.
Keywords: women, power, African Pentecostal churches, migration, healing, deliverance
A associação das mulheres para o treinamento de crianças e outras mulheres é no momento o modelo dominante nas Igrejas Pentecostais Africanas, acompanhado às vezes pelo papel da "Mulher do Pastor", um status respeitado sem verdadeira autoridade. As mulheres parecem ter, desta forma, "privilégios sem poder", segundo a expressão de B. Jules-Rosette. Seu papel geralmente resulta no simples deslocamento de suas competências domésticas para o interior da Igreja. Se admitirmos que o retrato do novo imigrante africano na Europa é hoje aquele de "uma mulher jovem, instruída e autônoma", segundo os termos de J. Barou, como as relações de gênero, que são tão religiosamente regulamentadas (códigos das roupas, divisão sexual no espaço da igreja), adaptam a liberdade garantida nos países europeus com a vida particular das mulheres? Algumas destas mulheres, sobretudo as mais jovens, dão a si mesmas um espaço sutil de manobra na tensão com o sentimento de fidelidade em relação à suas pertenças religiosas, criando assim novos espaços de liberdade frente à dominação masculina e a autoridade pastoral.
Palavras-chave: mulheres, poder, igrejas do Pentecostalismo Africano, migração, cura, liberação.
Les enjeux liés aux droits et aux libertés des femmes dans les Églises pentecôtistes africaines, aussi bien en Afrique qu’en Europe, sont parmi les sujets les plus délicats à aborder tant du point de vue méthodologique – les difficultés d’accès à la parole des femmes –, que du point de vue de la carence bibliographique sur le sujet. Birgit Meyer fait remarquer à ce propos que les études de genre, et plus spécifiquement concernant les femmes, sont rares dans ce champ de recherche: «Though the issue of gender appears to be pertinent, little research has been conducted in this regard»[3]. L’implantation des Églises pentecôtistes africaines dans l’espace européen remonte aux années 1970, avec les premières églises nigérianes installées par les étudiants nigérians en Angleterre[4] et en Allemagne[5]. Au cours des deux dernières décennies, les Églises africaines se sont multipliées, accompagnant les vagues successives de la migration africaine en Europe. En se diversifiant, l’immigration a aussi ouvert la voie aux femmes. En France, ce phénomène est dû à l’évolution de l’immigration africaine puisque, pour Jacques Barou: «le signe le plus évident de l’affirmation du caractère familial des immigrations africaines est la croissance du nombre de femmes»[6]. En fait, la féminisation de l’immigration avait débuté au milieu des années soixante-dix avec le développement des mesures facilitant le regroupement familial[7]. Ainsi, alors que, pour des raisons liées à l’histoire de l’immigration, la population immigrée avait jusque là toujours été majoritairement masculine, «l’équilibre hommes/femmes est désormais atteint»[8]. Passée l’époque du regroupement familial, on assiste aujourd’hui à l’arrivée de femmes seules et qualifiées. Ce phénomène s’accentue sur le terrain africain de l’immigration en provenance de l’Afrique francophone, pour laquelle il y a eu entre 1990 et 1999 plus d’entrées de femme que d’entrées d’hommes. Le recensement de 1999 laisse apparaître également une croissance du nombre d’entrées de jeunes, essentiellement des adolescents parmi lesquels de nombreuses femmes. La migration des femmes africaines est un phénomène déjà connu en Afrique. La nouveauté vient du fait qu’auparavant, il s’agissait plus souvent de parcours à l’intérieur de l’Afrique tandis que depuis quelques années, on constate une immigration plus importante de femmes africaines vers l’Europe. On peut alors se demander comment, dans ce contexte inédit de délocalisation, les femmes africaines, chrétiennes, et plus particulièrement pentecôtistes, confrontées à la libéralisation qui s’est opérée dans les sociétés européennes dans la même période, tentent de renégocier leurs droits et leurs marges de libertés, aussi bien dans l’espace familial, domestique, que dans l’espace communautaire que constitue l’Église.
Cette contribution s’appuie sur des recherches centrées sur une Église pentecôtiste africaine, l’Église de Pentecôte (The Church of Pentecost), fondée au Ghana dans les années cinquante, par le missionnaire écossais James McKeown, et aujourd’hui présente dans plus de cinquante pays dont une quinzaine de pays européens[9]. Dans cette Église, comme dans bien d’autres Églises africaines, les femmes représentent près des deux tiers des effectifs de fidèles. Il reste pourtant difficile de clarifier, pour ces femmes, à la base, leur rapport spécifique à ces Églises, et les enjeux de la conversion. Au sommet, les femmes qui ont un rôle dans l’église sont surprotégées, tenues à distance de l’observateur qui ne peut avoir d’interlocuteur que masculin, tandis que les femmes sont généralement sous informées, y compris sur la nature de leur statut (ce qu’il représente, ce qu’il peut leur apporter). Sur le terrain africain, nous savons que certaines Églises, comme les Assemblées de Dieu au Burkina Faso, se sont distinguées par leur militantisme en faveur du mariage par consentement mutuel, pour le «libre» choix du conjoint, et dans la lutte contre les mariages et remariages coutumiers[10], comme le lévirat, une forme traditionnelle de redistribution des épouses du mari défunt parmi ses frères cadets. La conversion se présente, pour les femmes, comme un recours face aux lois coutumières qui régissent les unions de manière plus systématique en milieu rural. Bien que le mariage par consentement mutuel soit la seule forme de mariage reconnue par le Code des personnes et de la famille entré en application en 1990, les autres formes de mariage héritées du droit coutumier, notamment le mariage par don et le lévirat, n’ont pas disparues et sont encore celles qui ont cours le plus souvent en milieu rural. La société mossi étant patrilignagère et gérontocratique, ce sont les chefs de lignage ou de famille qui régissent les unions matrimoniales. Ainsi, dans le cadre d’un mariage coutumier, une femme est supposée accepter un mari qu’elle n’a pas choisi. Le mariage ainsi conclu résulte davantage d’une alliance entre deux lignages que du choix des conjoints. Une femme qui voudrait fuir un mari imposé trouve une issue dans la conversion pentecôtiste. La jeune femme ainsi «réfugiée» acquiert la double assurance d’être sous la protection d’un pasteur, insérée dans une nouvelle communauté de «frères et sœurs en Christ», et la possibilité d’y contracter une union matrimoniale selon son consentement. Il faut préciser cependant, que dans la réalité, on consent surtout à ce qu’un jeune homme choisisse sa fiancée, laquelle, au terme d’une procédure engagée depuis longtemps, auprès des parents de chacun, et de l’accord de tous, ne peut que «consentir» à son tour. Si, au terme, il y a bien «consentement mutuel», il ne faut pas pour autant se précipiter à y voir l’expression d’un «libre choix» des conjoints, surtout pour la jeune femme, ce qui contrasterait alors très fortement avec le mariage coutumier. L’apparente modernité du mariage pentecôtiste trouve ses limites dans le compromis avec une perception de l’individu (et de la femme) largement héritée de la société traditionnelle. La conception d’une «liberté» individuelle est rendue pensable par les prêches qui prônent la désobéissance vis-à-vis des traditions, mais ne se traduit pas nécessairement par une liberté d’action des individus. Pour les jeunes mossi candidats au mariage protestant, pour qui «le désir d’émancipation du pouvoir des aînés et l’aspiration à une plus grande autonomie se focalisent d’abord autour du libre choix du conjoint»[11], la conversion signe surtout le passage d’un groupe de dépendance à un autre, sans que s’opère nécessairement un changement dans les relations de genre.
L’association de la femme à l’encadrement des enfants et des autres femmes est pour l’instant le modèle dominant, parfois associé au rôle de «femme de pasteur», un statut respecté, mais sans véritable autorité, et surtout, non rémunéré. Le diaconat, qui inclut diacres et diaconesses, est le premier niveau hiérarchique de l’engagement bénévole dans les activités de l’Église de Pentecôte et le seul ouvert aux femmes. Les dirigeants actuels de l’Église de Pentecôte tiennent un discours très précis sur ce sujet, qui ne contredit pas directement la posture libérale que certains auteurs[13] prêtent à James McKeown, le fondateur de l’Église, puisqu’ils reconnaissent aux femmes un rôle déterminant au sein de l’Église, l’expriment en ces termes et le clament chaque fois que l’occasion s’y prête. Lorsqu’une femme est appelée à diriger une séquence de culte, par exemple, ou lors d’une réunion des leaders, parmi lesquels on trouve des femmes (dirigeante du Mouvement des Enfants et des Femmes), l’on rappelle que les femmes sont des leaders au même titre que les hommes. D’autres vont jusqu’à dire que, compte tenu de la proportion numérique de fidèles féminines, les femmes sont les «piliers de l’Église». «Si les femmes nous quittaient, plaisantait un jour l’Apôtre national de l’Église de Pentecôte de Côte-d’Ivoire, l’Église pourrait tout aussi bien disparaître (…) elles sont les piliers de l’Église de Pentecôte»[14]. Selon le rôle «primordial» que l’on reconnaît aux femmes au sein de l’Église de Pentecôte, on les trouve effectivement à la tête de Mouvements, comme le Mouvement des enfants (Children Movement) et le Mouvement des Femmes (Women Movement).
Créé au milieu années quarante, le «Mouvement des Femmes» regroupe toutes les femmes membres de l’Église à partir de l’âge de 15 ans et compte à lui seul plus de 455 000 membres. C’est de loin le Mouvement le plus important numériquement, même si cette supériorité numérique ne se traduit pas par un pouvoir réel des représentantes de ces mouvements au niveau de l’administration de l’Église. L’article de la Constitution relatif aux fonctions du Mouvement des femmes donne un aperçu des rôles qui sont assignés aux femmes et quels statuts leurs sont associés dans cette Église: «organiser des séminaires, ateliers, conférences et symposiums traitant de tous les aspects de la vie tels que: enrichissement du mariage, responsabilités de la femme au foyer, bien-être des enfants, soins et éducation (…), techniques de gestion des affaires, enseignement des principes de base des lois relatives à la famille (succession, mariage), promouvoir le bien-être des veuves, des orphelins et des nécessiteux, (…) former des femmes pour qu’elles soient des femmes mariées responsables dans l’Église et dans la société (…), développer les talents des femmes et toute leur personnalité dans le but de rehausser leur statut social, physique, spirituel et intellectuel»[15]. Le Mouvement des Femmes organise plusieurs séminaires de formation – à l’attention des femmes –, des retraites de prière, des conventions et campagnes d’évangélisation. Pour l’année 2000, le mouvement des femmes aurait contribué à la conversion de près de neuf mille personnes[16]. Il est l’un des moteurs de l’évangélisation. Le Mouvement des Femmes, national et international, donne aux femmes un réseau de pouvoir, à la fois localement et globalement. Il faut aussi souligner l’importance du mouvement des Femmes comme espace privilégié d’échange et de parole entre les femmes au cours de réunions où elles discutent, Bible en main, du rôle de la femme dans le foyer, le couple ou dans l’Église, des prescriptions vestimentaires (comme le port du foulard), mais ce sont aussi des échanges qui leur permettent de partager leurs opinions et leurs désirs de changement. L’humour entre les femmes est un ressort important des échanges informels, c’est par la plaisanterie qu’elles décrivent les rapports hommes/femmes, pointant «pour rire», les caractères de chaque catégorie de sexe. On retrouve des scènes similaires sous forme de sketchs dans lesquels les femmes caricaturent les hommes ou elles-mêmes au cours de séquences de culte consacrées aux créations théâtrales des mouvements associatifs.
Outre les fonctions de «diaconesse», les femmes peuvent donc être «dirigeante» d’un Mouvement mais exclusivement celui des Enfants et celui des Femmes: même le Mouvement de la Jeunesse est dirigé par un homme. Comme dans les sociétés traditionnelles, à partir d’un certain âge (ici 13 ans, l’âge du baptême), les enfants sont retirés à l’autorité des femmes (qui sont symboliquement les mères, les «mamans», de tous les enfants) pour être placés sous l’autorité d’un homme (le responsable du mouvement de la Jeunesse, généralement un ‘ancien’, qui joue un rôle de père social) et qui poursuit leur formation en en faisant des petits soldats de l’évangélisation. Le transfert de l’autorité se joue presque dans les mêmes termes que dans la société traditionnelle. Ces Mouvements, comme toutes les structures de l’Église de Pentecôte, sont subdivisés en aires, locales, régionales et nationales, ce qui permet à une femme d’être dirigeante régionale ou nationale du Mouvement des Femmes ou des Enfants. Elles n’en sont pas moins cantonnées à leur statut de diaconesse, et surtout à ce rôle spécifiquement féminin, même si ces fonctions offrent la possibilité à une dirigeante nationale de l’un de ces Mouvements d’acquérir une certaine autorité ou, à tout le moins, une certaine respectabilité. Leur engagement et leur dévouement à la croissance de l’Église valent à certaines femmes un tel respect de la part des dirigeants qu’à l’une d’entre elles, le président de l’Église lui-même, aurait déclaré que si elle avait été un homme, il en aurait fait un Apôtre![17] Il est par ailleurs fréquent qu’à ce niveau d’autorité, la dirigeante du Mouvement, surtout en ce qui concerne le Mouvement des Femmes, soit en fait une femme de pasteur.
Cette hiérarchisation interne permet à quelques dirigeants de l’Église d’affirmer que les femmes sont des «dirigeants» au même titre que les hommes puisqu’il y a des dirigeantes nationales. Mais une dirigeante, même nationale, au sein d’une hiérarchie marginale (c’est-à-dire interne aux Mouvements), n’en demeure pas moins une représentante des femmes, c’est-à-dire qu’on ne lui reconnaît pas d’autres compétences que celles inspirées de la sphère familiale. Ainsi, dans l’Église qui se pense comme une grande famille, les femmes jouent un rôle équivalent à celui qui est le leur dans la sphère familiale, et la hiérarchie de l’Église est structurée selon la même échelle de valeurs: le pasteur est comme un chef de famille et il n’est pas pensable qu’une femme occupe ce rôle, et donc qu’elle prêche. De même, on serait tenté de penser que le rapport à l’autorité de l’Église s’inspire, à défaut de les reproduire littéralement, à la fois des structures d’autorité de la société Akan traditionnelle et des structures de la parenté, comme le suggère S. G. Williamson[18] à propos des Églises presbytérienne et méthodiste. Le Président de l’Église pourrait être assimilé à un chef de village, l’autorité des «ministres» (c’est-à-dire les Apôtres et les leaders), serait assimilé à celle des ‘anciens’ dans une société gérontocratique, les chefs de famille seraient comme des pasteurs, que l’on appelle aussi «papa», responsables de leur assemblée locale, et les fidèles, femmes et enfants, soumis à toutes les autorités à la fois s’appellent entre eux «frère» et «sœur» et exerçant le même contrôle social et communautaire que dans l’espace familial ou villageois. Dans ses travaux sur «l’indigénisation» de l’Église des Assemblées de Dieu au Burkina Faso, P.-J. Laurent[19] avait suggéré la même comparaison entre le pasteur et le chef de lignage (buudukasma), à propos de l’implication de l’Église dans la gestion des mariages. Le pasteur joue un rôle à la fois de «père spirituel» mais aussi de «père social», dans la mesure où il accompagne les fidèles dans toutes les étapes de la vie sociale (baptême, mariage, décès). La prise en charge au plus près des enjeux individuels et sociaux se traduit en retour par l’adoption d’un «style de vie» social et communautaire par des fidèles qui se pensent comme une grande famille.
Il est un fait que l’Église de Pentecôte n’est pas parmi les Églises qui nomment des femmes «pasteur», bien qu’elles aient à l’occasion le droit de prêcher, mais cette possibilité dépend davantage de la posture du pasteur en charge de l’assemblée que d’une véritable politique de l’Église. Contrairement à d’autres Églises «africaines», comme l’Église du Christianisme Céleste qui inscrit délibérément dans sa «constitution bleue», son refus catégorique de voir les femmes prêcher[20], l’Église de Pentecôte n’opte pas pour une posture déterminée ou affichée. Elle esquive, au contraire, et ne fait aucune allusion dans sa «constitution amendée», à la possibilité pour une femme de prêcher, encore moins d’être pasteur. L’absence de référence dans le texte ne permet à personne d’en faire une revendication puisqu’il n’y a pas d’interdiction formelle. Cette posture volontairement indéterminée permet aux dirigeants actuels d’affirmer qu’ils ne sont pas contre par principe, «puisqu’il y a des femmes qui prêchent dans la Bible…» avancent, d’un ton flatteur, ceux d’entre eux que nous avons interrogés, même s’ils en offrent rarement la possibilité aux femmes de l’Église. De même qu’aucune femme ne peut être «Ancien», ni pasteur ou Apôtre. Leur accès aux postes de l’Église se limite au statut de diaconesse ou, au mieux, car c’est là la marque d’une ascension réussie, «femme de pasteur», ce qui leur confère le titre de «Maman pasteur». L’ambiguïté de ce statut, par lequel elles sont aussi reconnues et respectées que le pasteur lui-même, sans que leur soit reconnu la même autorité, permet néanmoins aux dirigeants de l’Église d’affirmer que les femmes sont pasteur: «quand elles sont l’épouse d’un pasteur, on les considère comme leur mari», explique l’un d’eux. Cette posture de l’Église de Pentecôte concernant le rôle et le statut des femmes, de même que les exigences auxquelles elles sont soumises, font partie des aspects autoritaires de cette Église que ses dirigeants revendiquent et assument comme tels. L’Église contrôle, au même titre qu’un père de famille ou qu’un mari, jusqu’à la tenue vestimentaire des femmes, non pas seulement dans l’espace du temple, mais jusqu’à la sphère privée, où elles sont sous le contrôle de leur époux, pasteurs ou fidèles.
L’autre modèle associe les femmes à la guérison, dans certaines Églises où elles parviennent à se créer des espaces d’autorité inédits, en tant que «prophétesses», et à asseoir leur influence, indépendamment des dirigeants masculins. Dans l’Église de Pentecôte, les femmes ‘leader’ qui ont le plus d’influence, plus encore que les femmes de pasteurs, sont celles qui dirigent des camps de guérison. Elles s’accordent le statut de «prophétesse» indépendamment de la hiérarchie propre à l’Église et se forgent une réputation qui occulte parfois leur appartenance dénominationelle aux yeux des fidèles puisqu’elle est essentiellement fondée sur leur ‘charisme’ et leur pouvoir de guérison. Certains auteurs voient, dans la concurrence des camps de guérison par rapport aux Églises, un aspect positif pour l’accès des femmes au leadership qui leur est refusé dans les Églises pentecôtistes «classiques»[21]. Les femmes dotées de charismes peuvent ainsi créer leur propre centre de délivrance. Mais dans aucune Église africaine, que ce soit dans les Églises Indépendantes africaines, les Églises pentecôtistes ou même néo-pentecôtistes, les femmes ne sont intégrées à la hiérarchie en tant que dirigeantes selon un statut équivalent à celui d’un homme.
Cette posture vis à vis des femmes s’alimente, en Afrique comme dans bien d’autres pays, d’une représentation spécifique de la femme dans l’imaginaire pentecôtiste, comme l’a montré Marion Aubrée à propos de l’Amérique Latine[22], et qui fait, entre autres, de la femme le vecteur de la puissance sorcellaire que rendent perceptible par exemple les pratiques de guérison et de délivrance. Au cours de mes recherches antérieures, je me suis intéressée aux techniques du corps mobilisées dans les séances de délivrance collective telles que l’on peut en observer dans la plupart des Églises pentecôtistes africaines au Ghana, mais aussi au Burkina Faso et en Côte-d’Ivoire[23]. Outre la violence gestuelle qu’elles mettent en scène, l’aspect le plus marquant des séances de délivrance tient à l’importance numérique des femmes qui y représentent plus des deux tiers de la demande de guérison. Cette féminisation de la délivrance s’explique en partie par le fait que la femme, dans ses postures multiples, en tant qu’épouse, sœur, mère ou grand-mère, endosse le plus souvent et symboliquement la responsabilité du malheur qui s’abat sur sa famille. Dans la délivrance, le traitement du corps se double en effet d’un discours moralisateur sur l’origine du mal. Dans ce discours, hommes et femmes jouent un rôle spécifique, dans une sorte de relation inversée. En effet, tandis que c’est l’homme qui s’adonne à la consommation d’alcool, de tabac ou à l’adultère, des pratiques condamnées par l’Église et considérées comme responsables de toute une série de «problèmes», c’est à la femme qu’est destiné le «traitement» de la délivrance. L’homme, bien qu’acteur ou complice, est considéré comme la victime et c’est sur la femme que pèse la culpabilité de l’état de son mari puisque c’est par l’affaiblissement de sa foi, ses doutes et ses manques, que les «mauvais esprits» ont pu entrer dans son foyer et atteindre son mari. En revanche, dans la mise en scène de la délivrance, c’est le pasteur qui est le plus actif tandis que la femme subit les assauts et la violence du corps à corps jusqu’à tomber aux pieds du pasteur. Cette schématisation des rôles sexuels est commune à toutes les séances de délivrance auxquelles j’ai assisté, à peu d’exceptions près. Tandis que les «maux» sont liés à l’attitude du mari, c’est sur le corps de la femme que l’on travaille. Si la cause du malheur est extérieure, la responsabilité initiale revient le plus souvent à la femme, l’Ève éternelle.
Cette représentation de la femme dans les schèmes explicatifs du malheur s’alimente non seulement des catégories chrétiennes du Mal (le péché originel), mais aussi de l’imaginaire sorcellaire qui voit dans la femme la «mère dévorante», la grand-mère jalouse, la rancunière, la sorcière. Dans leur lutte contre la sorcellerie, les Églises pentecôtistes alimentent cet imaginaire sorcellaire, voire le réactivent et l’intègrent, tout en le niant. Aujourd’hui, l’épidémie du Sida et la stigmatisation de la femme comme responsable de la transmission de la maladie, contribue à alimenter les représentations négatives de la femme: au Burkina Faso, la femme qui survit à son mari est stigmatisée sous l’appellation pugh-bedgo «femme-piège», qui désigne la femme comme responsable de la contamination et de la mort de son mari, ou encore sida-pagha «femme-sida»[24]. Comme dans l’interprétation chrétienne de l’origine du malheur, la femme trouve une place de choix dans l’imaginaire pentecôtiste africain. Le rôle des femmes «guérisseuses» est, à cet égard, tout à fait significatif. Les récits de vie et de conversion de ces femmes «guérisseuses» évoquent tous des épisodes de maladie, voire de folie, à partir desquels les «dons» de guérison se révèlent. Le corps des femmes est perçu comme un réceptacle de la puissance et leur folie apparente n’est qu’une étape dans la canalisation de ce pouvoir qu’elles doivent parvenir à dompter. C’est la nature même des femmes et la nature de leur pouvoir, pour le moins ambivalente, tour à tour maléfique ou libératrice, qui en fait des êtres marginaux. En parvenant à contrôler cette puissance intérieure, par leur propre conversion, elles sont à même de guérir les autres femmes au cours de séances de délivrance où elles affluent en masse.
Le parcours de «Maman Hagar», l’une de ces femmes «guérisseuses» que nous avons rencontrées en Côte-d’Ivoire, est à ce titre tout à fait éclairant. «Maman Hagar» est née au Ghana, de père togolais et de mère ghanéenne, tous deux animistes. Mariée à 19 ans, elle a trois enfants et se dit catholique. Après la naissance de son deuxième enfant, elle se croit malade (sensation de chaleur dans la tête, palpitations, douleurs aux pieds) et consulte marabouts et féticheurs, en vain, jusqu’à ce que son mari, devenu entre temps membre de la Church of Pentecost en 1985, lui suggère de se rendre dans un camp de guérison à Safo au Ghana. Là, elle a des visions et des révélations «qui se concrétisent» [25] et qui sont immédiatement interprétés, par la prophétesse du camp, comme un don de Dieu. Elle fait de la guérison de la folie et de la stérilité des femmes ses spécialités et s’installe bientôt à son compte dans un village près de Maffere, à la frontière du Ghana et de la Côte-d’Ivoire. En 1992, la Church of Pentecost lui propose de s’installer à Abidjan, dans le quartier Yopougon où nous l’avons rencontrée. Ses «dons» l’ont rendue très populaire aujourd’hui à Abidjan. C’est en parvenant à canaliser la puissance dont son corps n’était que l’objet passif que «Maman Hagar» l’a transformé en puissance agissante et libératrice pour les femmes elles-mêmes. Les maux qui traduisent la possession puisent d’ailleurs souvent dans le registre féminin (stérilité, maux de ventre – de même que dans le registre sorcellaire, le ventre des femmes est perçu comme l’une des cibles privilégiées des démons – fibromes, sida). Le discours de la délivrance stigmatise la nature spécifique de la femme, la considérant comme le réceptacle privilégié de la puissance maléfique. Sur cette perception de la femme repose en partie l’interdiction pour les femmes de prêcher ou d’intégrer la hiérarchie de l’Église. Par le péché originel, Ève a montré qu’elle était vulnérable à la séduction de son esprit: «Ève, prise pour le type même de la femme, était plus susceptible d’être induite en erreur et par conséquent courait davantage le risque d’induire en erreur»[26]. Le plus étonnant reste l’adhésion des femmes elles-mêmes à ce type d’interprétation et leur conversion massive à des mouvements qui parviennent à mêler un discours d’apparence progressiste (refus de la polygamie, du lévirat, prônant le consentement mutuel et le libre choix du conjoint) à des catégories aussi archaïques et persécutives que la culpabilité de la femme – d’aujourd’hui – dans le malheur du monde. Mais d’autres études suggèrent que les femmes trouvent en contrepartie, dans la conversion pentecôtiste, des protections morales contre l’exploitation sexuelle et la tromperie des hommes dans un environnement communautaire qui leur permet d’acquérir, au sein même de la subordination, plus de liberté, de respect et d’influence, voire une certaine forme de pouvoir[27].
C’est précisément sur l’ambiguïté du statut des femmes au sein de cette Église, et sur les codes de conduites qui leur sont imposés, que se greffent les prémices d’une révolution silencieuse, notamment en milieu urbain, africain et européen. Les libertés que s’accordent certaines de ces femmes ne constituent pas une onde de choc au sein de l’Église, car leurs revendications libérales ne s’accordent pas, loin s’en faut, avec la libéralisation qu’ont connu les sociétés européennes par exemple en matière de travail des femmes (ici les femmes ne sont pas tenues de travailler, et les femmes de pasteur, plus que toutes autres, doivent renoncer à toute activité pour s’impliquer dans la carrière de leur mari), de droit au divorce (l’Église interdit le divorce), encore moins de libéralisation sexuelle. Dans le contexte de la migration en Europe, et plus encore pour les jeunes filles appartenant à la deuxième génération, les marges de liberté portent davantage sur les codes vestimentaires qui sont imposés aux femmes, ou sur le choix de la langue liturgique dans une Église qui fait de la langue twi du Ghana une langue liturgique quasi sacrée, comme le yoruba dans les églises pentecôtistes nigérianes. Au début des années 1990, en réaction au caractère rural et indigène des cultes en langue vernaculaire et sous l’impulsion de la jeunesse pentecôtiste, se sont créées plusieurs assemblées en français et en anglais, quasi simultanément dans les assemblées d’Afrique et d’Europe, notamment au Ghana, en Côte-d’Ivoire et en France. Le militantisme dont ces assemblées marginales sont le produit, a porté avec lui, sans le savoir, les revendications silencieuses des femmes africaines, parfois soutenues par quelques leaders modérément libéraux sur la question des libertés accordées aux femmes. Certains d’entre eux, incitent leur épouse à prêcher le dimanche. En Europe, prétextant la fraîcheur des températures hivernales en région parisienne ou à Bruxelles, certains incitent leur épouse à porter des pantalons – ce que certaines, parmi les moins jeunes, se refusent pourtant à faire. De même, paradoxalement, lorsque dans les Églises dissidentes de l’Église de Pentecôte, les nouveaux leaders, pour se démarquer de l’Église avec laquelle ils ont rompu, proposent aux fidèles de restaurer la mixité dans l’espace du temple ou une certaine libéralisation concernant le port du foulard, les femmes ne saisissent pas immédiatement ces marges de liberté.
L’existence de codes vestimentaires au sein de l’Église de Pentecôte ne porte pourtant pas sur l’adoption de tenues spécifiques comme c’est le cas dans d’autres Églises africaines comme l’Église du Christianisme Céleste, l’Église Harriste de Côte-d’Ivoire ou les spiritual churches, qui ont hérité des Églises de type Aladura du surnom de «white garment churches». Dans ces Églises en effet, hommes et femmes sont parés de tenues spécifiques qui ont, entre autre, pour fonction de marquer les grades de chacun, voire de séparer, de protéger, au même titre que la séparation des sexes dans l’espace du temple. Dans l’Église de Pentecôte, il s’agit davantage de formaliser les usages que d’invention ou d’adoption de style, et la règle porte essentiellement sur la tenue des femmes. Le signe le plus manifeste de ce code vestimentaire est le port d’un foulard couvrant la chevelure. Le port du pantalon est également proscrit et la préférence va au pagne, ou à la «robe-pagne». Ces trois éléments (l’usage de la langue twi, la division sexuelle dans l’espace du temple et le port du foulard pour les femmes) sont considérées par les dirigeants[28] comme les aspects «indigènes» de l’Église de Pentecôte et revendiqués comme des marqueurs identitaires.
Le respect de ces règles est au cœur de la controverse concernant les «assemblées en anglais et en français» de l’Église de Pentecôte, où les femmes marquent ostensiblement leur distance vis-à-vis de ces prescriptions vestimentaires en arborant des chevelures extravagantes aussi bien par leur volume que par leur sophistication, ou des chapeaux qui rivalisent d’originalité, dans un style qui rappelle parfois les tenues que l’on peut observer dans les Églises noires américaines. Celles qui portent un foulard le disposent général de telle manière qu’il sert plus à mettre en valeur la chevelure ou la coiffure qu’à la recouvrir. Les marques de refus les plus ostentatoires viennent des jeunes femmes/filles qui se parent volontairement de tenues urbaines occidentales (jean serré, haut sexy, coiffure et maquillage colorés), tandis que certaines, à la limite entre la provocation et la concession, couvrent leur chevelure d’une casquette (souvent de marques sportives américaines) qu’elles conservent durant le culte. Ces évolutions bien qu’encore modérées, sont le signe le plus manifeste d’un phénomène de libéralisation à la fois social et générationnel. Il faut cependant préciser que nous avons à faire à différentes catégories de femmes: pour les migrantes moins jeunes, souvent converties en Afrique, et qui sont confrontées au libéralisme des sociétés européennes, les revendications sont très limitées et portent, comme nous l’avons vu, davantage sur des manœuvres subtiles concernant le port esthétique du foulard ou l’adoption des langues nationales contre la langue vernaculaire, qui est pourtant un marqueur identitaire fort de cette Église. Chez les plus jeunes en revanche, on trouve des portraits divers, de migrantes ou de jeunes femmes issues de l’immigration: certaines manifestent ouvertement leur marges de liberté par le port de vêtements modernes, nous l’avons vu. D’autres au contraire, parmi celles qui ont connu tardivement l’immigration en Europe, et qui n’étaient pas converties avant leur départ d’Afrique, renouent, par le biais des Églises africaines, avec un style de vie chrétienne plutôt conservateur, supposé les protéger des tentations des sociétés modernes que les Églises dénoncent comme des lieux de perversion et de perdition pour les migrants africains. Ces femmes correspondent aussi à un vague plus récente de l’immigration africaine en Europe. Pour illustrer le nouveau visage de l’immigration féminine africaine, qui correspond au type de femmes que l’on rencontre aujourd’hui dans les assemblées de l’Église de Pentecôte en Europe, j’exposerai le parcours d’une jeune femme, qui s’est surnommée elle-même «Victoire», faisant ainsi allusion à la réussite du «plan divin» conçu pour elle[29].
Victoire est une jeune béninoise, originaire d’une famille catholique, et qui arrive en France au début des années 1990, à l’âge de vingt ans, pour y faire des études supérieures d’Administration économique et sociale que ses parents financent jusqu’à la maîtrise. Plus tard, son emploi de secrétaire de direction dans une grande entreprise d’ingénierie lui permet de s’installer dans un appartement du XVIe arrondissement de Paris. Elle se dit elle-même privilégiée: «je n’avais pas de problème, j’étais privilégiée, j’avais tout ce qu’il fallait et pourtant, il y avait une soif…». Cette soif, c’est pour Victoire le début d’une crise spirituelle qui va la faire passer par la conversion musulmane, puis pentecôtiste. Ce parcours de conversions correspond pour Victoire à une fuite face aux puissances maléfiques qui la guettaient dans son pays. Victoire semble chercher une protection spirituelle contre les agressions (magiques) extérieures. En effet, depuis son enfance, elle se sent menacée par des forces ‘occultes’ qu’elle attribue à son pays d’origine, à son entourage familial:
«Je fuyais le monde occulte de l’Afrique (…)le Bénin est un pays où la sorcellerie est quotidienne, elle est installée, elle est partout! Tu es obligée de te cacher parce qu’il y a une personne qui t’en veut. Donc, j’ai quitté l’Afrique.»[30]
Dans son récit, Victoire raconte que la mort la guettait avant même sa naissance, dans le ventre de sa mère. L’enfant était donné pour mort par les médecins. Les prières du père l’emportèrent sur les forces du mal : «C’est une victoire sur le monde des ténèbres (…) parce que, depuis le début, quelqu’un ne voulait pas que je vienne dans ce monde.» Mais Victoire se sent toujours menacée. En 1997, elle rejoint l’Église de Pentecôte qui est installée en région parisienne depuis 1992. Aujourd’hui, Victoire semble avoir trouvé sa voie «spirituelle» et étanché sa «soif» en s’investissant dans une communauté dynamique. Mais le plus surprenant, compte tenu du profil de cette jeune femme, diplômée, autonome et relativement aisée, c’est qu’elle va sacrifier son statut de femme indépendante à sa vocation religieuse. Au cours de l’année 2002, Victoire accepte un mariage avec un pasteur pentecôtiste nigérian. Lors d’un entretien privé, elle reconnaît ne l’avoir rencontré que deux ou trois fois. Mais la perspective d’une telle promotion religieuse et «sociale» au sein de l’Église, transcende pour elle tous les avantages que lui procurait son autonomie professionnelle. Car pour ce mariage, Victoire doit renoncer à toute activité et se consacrer à la carrière de son mari, et à tout revenu propre, puisque le statut de «femme de pasteur», bien que reconnu, n’est pas rémunéré en lui-même. De plus, cette «promotion» s’accompagne d’un retour en Afrique où son mari est affecté.
Le parcours de Victoire se présente au départ comme une illustration de l’évolution récente de l’immigration africaine en France symbolisée par ce que Jacques Barou définit comme «le portrait-robot du ‘nouveau migrant africain’: une femme jeune, éduquée et autonome»[31]. On peut s’étonner cependant que la réussite sociale de Victoire qui assurait son autonomie et lui procurait un style de vie plutôt aisé, l’ait amenée finalement, à travers sa conversion pentecôtiste, à lui préférer un modèle de réussite spécifiquement féminine, à travers une échelle de valeurs religieuses. Le nouveau statut de Victoire est le statut le plus élevé qu’une femme puisse atteindre au sein d’une Église pentecôtiste, mais il s’accompagne également de la nécessité d’abandonner toute activité professionnelle et donc, pour une femme, de perdre toute forme d’autonomie et d’indépendance, y compris vis à vis de son mari. Alors que, par la migration et son émancipation première, Victoire pouvait espérer profiter des formes de libération qu’offrent les sociétés européennes par rapport aux sociétés africaines, elle a choisi de renouer avec les formes les plus traditionnelles de dépendance.
D’une manière générale, l’implantation des Églises africaines en France, plus tardive que les vagues d’immigration successives, semble avoir rattrapé les migrants (et les migrantes) qui, par leur nouvelle vie, avaient accès sans le savoir à de nouvelles formes d’émancipation (vis à vis de la famille et de la religion par exemple). Comme le souligne C. Quiminal et M. Timera: «dans la migration, d’emblée les enjeux des rapports de genre ne sont plus les mêmes, tout autant que les symboles et instruments du pouvoir et de l’autorité ‘mâle’ et maritale. De même les signes de l’infériorité et de la soumission des femmes, tout autant que les leviers de leur émancipation, sont autres»[32]. La présence militante des Églises conduit certaines femmes à renouer avec des formes de dépendance et de soumission à des lois dont elles s’étaient distanciés et qui sont parfois même contradictoires avec les lois du pays d’accueil. Les femmes émancipées renouent avec les mariages arrangés par l’Église et renoncent au divorce que l’Église interdit. En matière d’héritage par exemple, la constitution de l’Église ne reconnaît que l’héritage de père en fils[33], excluant les filles, ce qui est contraire à la loi française (et de bien d’autres pays) qui ne permet pas que l’un des enfants soit déshérité au profit des autres. Ces Églises affichent une ambition de «régénération morale» qui vise les communautés de migrants africains en Europe et qui ressemble plus à une mise sous contrôle dans le but de contenir l’émancipation de ceux qui pensaient peut-être échapper, par la migration, aux réseaux de dépendance tels qu’ils les connaissaient en Afrique. Le choix de vie de victoire ne peut être que respecté, au même titre que celui qui peut être celui des femmes européennes se convertissant à l’islam (avec tout ce que cela implique: port du foulard, etc.), mais le discours libéral sur la liberté de choix ne peut méconnaître, sur le fond, l’ambivalence du rapport des femmes africaines au profit de la modernité. La crise spirituelle de Victoire montre qu’une femme moderne qui a réussi peut continuer à être habitée par ses démons. Son récit de conversion témoigne d’un retour des craintes de l’emprise de la sorcellerie (elle a failli mourir à sa naissance). Sa première conversion à l’islam était largement motivée par les formes de protection paradoxales qu’offre cette religion, au sein même des sociétés européennes. Mais seules les ressources d’une Église pentecôtiste africaine pouvait manifestement lui apportait la protection contre ses angoisses sorcellaires.
A travers le statut des femmes, on comprend que l’Église de Pentecôte n’est pas engagée dans une stratégie d’intégration aux sociétés européennes dans lesquelles elle s’implante mais bien au contraire, elle s’engage dans une mission de «régénération morale» qui passe par l’affirmation des valeurs traditionnelles et la résistance aux valeurs libérales des sociétés européennes, qui incluent les libertés individuelles, le droit au travail, y compris pour les femmes ou la libéralisation sexuelle; des libertés souvent acquises du reste, contre l’Église dominante (catholique, en ce qui concerne la France) et qui passent par une prise de distance progressive vis à vis des valeurs religieuses. La stratégie missionnaire affichée par cette Église se réclame «d’évangélisation à l’envers» qui ne conçoit pas l’espace public comme le lieu de l’affirmation citoyenne mais comme le lieu d’un combat spirituel. C’est ce qui amène certains auteurs à parler de «religion incivique»[34] concernant les communautés religieuses africaines en Europe. Au regard, par exemple, de la question du mariage des migrants africains, au sein des Églises pentecôtistes africaines en Europe[35], ou plus globalement la question de la citoyenneté, il apparaît assez clairement que ces types d’Églises ne sont pas travaillées par les questions de citoyenneté, ou de droit des individus.
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[*] This article is a reviewed version of my intervention at the 28th ISSR-conference, Religion and Society : Challenging Boundaries, (Thematic Session 32: Women’s rights, religions and democracy leaded by M.-A., Roy and M.J. Rosado). Communication: «Women’s rights and freedom in the African churches in Europe», from 18 to 22 July 2005 in Zagreb, Croatia.
[**] Sandra Fancello est anthropologue, docteur de l'EHESS [de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales]. Associée au Centre d'Études Interdisciplinaires des Faits Religieux (CEIFR-EHESS) et à l’Unité de Recherche «Constructions identitaires et Mondialisation» de l’Institut de Recherche sur le Développement, elle poursuit ses recherches sur les pentecôtismes en Afrique et les enjeux de l'implantation des Églises africaines en Europe. Elle a publié plusieurs articles, notamment dans les Archives de Sciences Sociales des Religions, les Cahiers d'Études Africaines, Civilisations et Afrique & histoire. Sandra Fancello is anthropologist, doctor at the School of High Studies in Social Sciences (Paris). Her research focuses on African Pentecostalism in Africa and in Europe and specially on some aspects of the conversion like deliverance or divine healing who concern more often women. The migration between Africa and Europe is at the center of her research in order to understand the process of emergence of the African Churches in Europe. She has published some articles in Archives de Sciences Sociales des Religions, Cahiers d’Etudes Africaines, Civilisations and Afrique & histoire.
[1] B. Jules-Rosette, Privilege Without Power: Women in African Cults and Churches. In: Women in Africa and the African Diaspora, pp. 101-119.
[2] J. BAROU, Les immigrations africaines en France au tournant du siècle. In: Hommes & Migrations, p. 7.
[3] B. MEYER, Christianity in Africa: From African Independent to Pentecostal-Charismatic Churches, p. 460
[4] A. Adogame, Betwixt Identity and Security: African New Religious Movements (ANRMs) and the Politics of Religious Networking in Europe.
[5] B. Simon, Christian Pluralism and the Quest for Identity in African Initiated Churches in Germany.
[6] J. BAROU, Les immigrations africaines en France au tournant du siècle. In: Hommes & Migrations, p. 7.
[7] M. TIMERA, L’immigration africaine en France: regards des autres et repli sur soi. In: Politique africaine, p. 42.
[8] J. Boëldieu, C. Borel, La féminisation de l’immigration se confirme. In: Insee Première, p. 2
[9] Bien que l’Église de Pentecôte ait été historiquement créée par un missionnaire européen, il s’agit bien aujourd’hui d’une Église africaine, puisque c’est le missionnaire lui-même qui s’est séparé de son Église-mère, l’Église Apostolique britannique, en 1953, pour créer une Église «ghanéenne» qui deviendra l’Église de Pentecôte en 1962. Depuis le retrait du missionnaire en 1982, cette Église dispose d’un leadership exclusivement ghanéen, voir S. FANCELLO, Les politiques identitaires d’une Église africaine transnationale: The Church of Pentecost (Ghana). In: Cahiers d’études africaines.
[10] P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso: Mariage, pouvoir et guérison.
[11] P.-J. LAURENT, Ibid., p.
[12] L’expression est empruntée à B. JULES-ROSETTE, Privilege Without Power : Women in African Cults and Churches, pp. 101-119.
[13] Notamment C. Leonard, A Giant in Ghana, p. 54
[14] D’après les statistiques de l’Église elle-même, les femmes représentent en effet près des deux tiers de l’effectif de fidèles adultes avec 64% de femmes : «Distribution of total adult membership by sex for the year 2004», The Church of Pentecost, Summary Statistics, Accra, p.12.
[15] Constitution amendée de l’Église de Pentecôte, document non daté, Abidjan (Côte-d’Ivoire), p. 37.
[16] «Women’s Movement statistical report – Year 2000», appendix 4.
[17] Qui est le grade hiérarchique le plus élevé et réservé aux hommes. Les autres statuts sont, par ordre hiérarchique, diacre, ancien, pasteur et apôtre.
[18] S. G. WILLIAMSON, Akan Religion and the Christian Faith. A Comparative Study of the impact of two religions, p. 79.
[19] P.-J. LAURENT, L’Église des Assemblées de Dieu au Burkina Faso: histoire, transition et recompositions identitaires. In: Archives de Sciences Sociales des Religions, pp. 71-97.
[20] Articles 190 et 191 sur le «rôle des femmes chrétiennes célestes», Constitution Bleue, p. 70 (dans la version francophone).
[21] O. Onyinah, Deliverance as a way of confronting witchcraft in modern Africa: Ghana as a case history. In: Asian Journal of Pentecostal Studies, p. 132.
[22] M. AUBREE, La vision de la femme dans l’imaginaire pentecôtiste. In: Cahiers du Brésil contemporain, pp. 231-246.
[23] S. FANCELLO, Une nation missionnaire africaine. Identité, conversion et délivrance.
[24] B. TAVERNE, Stratégies de communication et stigmatisation des femmes: lévirat et sida au Burkina Faso. In: Sciences Sociales et Santé, pp. 87-106.
[25] Entretien personnel avec «Maman Hagar» dans le camp de prière de Yopougon, Abidjan (Côte-d’Ivoire), mars 2002.
[26] J. D. Pawson, L’autorité: une affaire d’homme ? Les limites du féminisme chrétien, p. 36.
[27] R. Marshall, Power in the Name of Jesus’: Social Transformation and Pentecostalism in Western Nigeria ‘Revisited’, p. 231.
[28] M. K. NTUMY, An Assessment of The Growth and Development of The Church of Pentecost with particular reference to its Impact on the Religious Life of Ghana, p. 35
[29] S. FANCELLO, Une nation missionnaire africaine…,
[30] Entretien personnel, en novembre 2002, à Paris St Denis (France).
[31] J. BAROU, Les immigrations africaines en France au tournant du siècle. In: Hommes & Migrations, p. 17.
[32] C. QUIMINAL, M. TIMERA, 1974-2002: les mutations de l’immigration ouest-africaine. In: Hommes & Migrations, p. 29
[33] Constitution amendée de l’Église de Pentecôte, p. 61
[34] A. Adogame, Engaging the Rhetoric of Spiritual Warfare: The Public Face of Aladura in Diaspora. In: Journal of Religion in Africa.
[35] Sur la question des mariages, Van Dijk souligne le rôle des Églises dans la célébration de mariages perçus comme légaux par la communauté tandis qu’ils ne sont pas reconnus par l’État hollandais: «In some cases these marriages involve so-called illegal Ghanaian immigrants who do not possess the necessary documents to cover their stay in the country», R. VAN DIJK, Negotiating Marriage: Questions of Morality and Legitimacy in the Ghanaian Pentecostal Diaspora, p. 441.